AVANT-PROPOS

 

 

Dès son origine, la Société d'histoire de la Suisse romande a cherché à provoquer la rédaction d'un Régeste, soit répertoire analytique des documents relatifs à notre histoire. Ce genre d'ouvrage, très connu des personnes qui s'occupent spécialement de recherches historiques, nous est tout particulièrement indispensable, attendu qu'une grande partie des documents qui nous concernent se trouvent dispersés dans des recueils très divers, dont plusieurs ont été publiés à l'étranger, et qui sont pour la plupart rares ou volumineux. Or, comme il est peu probable qu'on se décide à les réimprimer de nouveau pour en faire un corps diplomatique à notre usage, il est d'un haut intérêt de posséder au moins un répertoire qui permette de les retrouver avec facilité.

La Société centrale d'histoire suisse, de son côté, a fait faire d'importants travaux du même genre, commencés par MM. de Mohr et Winistörfer, continués actuellement par une commission qui poursuit le même but. Mais le répertoire entrepris par la Société centrale est conçu à un point de vue général, qui n'exclut nullement les travaux particuliers relatifs aux diverses parties de la Suisse. Une étude séparée est surtout nécessaire pour la Suisse romande, soit à cause de la langue, soit à cause du fond même de son histoire; car à l'époque du moyen-âge, où la connaissance des chartes est particulièrement utile, l'histoire de la Suisse romande a été presque entièrement distincte de celle de la Suisse allemande.

Nous aurions voulu être en position de présenter un répertoire complet des pièces imprimées et inédites, mais cela ne nous a pas été possible à cause du nombre proportionnellement très considérable des chartes inédites qui se trouvent dans nos archives. Cette abondance de matériaux était déjà signalée en 1797 par l'avoyer de Mulinen, qui estimait que les archives du Pays de Vaud renfermaient près de cent fois plus de chartes pour les époques anciennes que celles de la partie allemande du canton de Berne.*

* « Depuis quinze ans que je fais des recherches sur l'histoire de ma patrie, j'ai eu entre les mains près de dix mille chartes sur le Pays de Vaud, antérieures au XVIe siècle, et j'en ai extrait la plus grande partie. Cette quantité paraîtra moins extraordinaire, quand on saura qu'il n'est peut-être pas de contrée de cette étendue en Europe, sur laquelle il existe encore autant d'anciens documents. Les archives de Berne, celles de toutes les villes, de toutes les seigneuries et de toutes les anciennes familles du Pays de Vaud, en renferment une quantité innombrable. Il en existe surtout, sur les siècles les plus reculés, cent au Pays de Vaud, pour une qui concerne la partie allemande du canton de Berne. J'attribue cette singularité principalement à deux causes. La première, c'est qu'il existait dans cette contrée une masse de lumières plus considérable et plus anciennement répandue que dans l'Helvétie allemande. La seconde, c'est que les eclesiastiques s'étant emparés de la stipulation de tous les contrats quelconques, en exigeaient une finance et faisaient en sorte que la convention la plus minutieuse fût rédigée dans un acte formel. Les Allemands au contraire finissaient verbalement et devant témoin les affaires de peu d'importance; ce n'était que dans les ventes, donations, etc., les plus essentielles qu'ils faisaient rédiger un contrat par écrit. » (De Mulinen, Recherches hist. sur les anciennes assemblées des Etats du Pays de Vaud. Berne 1797, pag. 31, note 30.)

L'appréciation du savant avoyer bernois est toujours vraie, et elle servira à faire comprendre le plan que nous avons été forcé de suivre. Car si, dans certaines parties de la Suisse, il est possible de réunir une collection complète des inventaires des archives, la richesse des matières ne nous permet point d'avoir la prétention d'arriver à un résultat pareil. L'état actuel de quelques-uns de nos dépôts publics s'y oppose absolument, et ce n'est que dans un avenir assez éloigné que nous pouvons espérer de parvenir à un dépouillement intégral, que nous appelons de tous nos voeux. *

* Il nous suffira, pour le faire comprendre, de rappeler que les archives cantonales de Lausanne, qui renferment un nombre si considérable de pièces, n'ont pas été complètement inventoriées, et qu'une partie des inventaires qui existent attendent encore une classification méthodique.

En attendant, et pour procéder du connu à l'inconnu, nous avons dû nous borner à inventorier les actes qui ont été publiés ou qui ont acquis une certaine notoriété. Nous avons même dû, pour ne pas surcharger inutilement notre inventaire, laisser de côté un certain nombre de pièces connues, mais qui ne présentent pas un caractère suffisant d'importance au point de vue historique. En revanche, nous y avons introduit quelques fragments de chroniques et l'indication des faits chronologiques nécessaires à l'esquisse des principaux événements.

Nous avons beaucoup hésité à livrer à la publicité un ouvrage nécessairement très incomplet; mais nous espérons que cet essai pourra être complété plus tard par des suppléments, à mesure que les circonstances permettront de faire une étude plus approfondie de nos archives. On ne saurait mieux le comparer qu'au catalogue d'une bibliothèque, qui doit fréquemment être renouvelé, à mesure que la bibliothèque se développe et s'enrichit.

Notre répertoire comprend les trois évêchés de la Suisse romande, qui sont ceux de Lausanne, de Genève et de Sion. Le territoire de ces trois diocèses embrasse aujourd'hui les cantons de Genève, Vaud, Valais, Fribourg, Neuchâtel, et une partie des cantons de Berne et de Soleure. Il s'étendait jusqu'à la rive gauche de l'Aar, limite qui n'est pas fort éloignée de la ligne séparative des langues. Or, si l'on fait abstration des parties où la langue allemande est actuellement parlée, et que l'on considère cette contrée dans sa généralité, il est impossible de ne pas reconnaître dans son histoire un certain cachet d'unité et de communauté. Même langue, même origine, même caractère, tout se réunit pour attester que nous descendons des mêmes races et que nous formons une même famille. C'est ensemble que nous avons traversé les diverses alternatives d'indépendance et d'assujétissement, qui constituent notre histoire; c'est ensemble que nous avons vécu avant les Romains et sous les Romains ; c'est ensemble que nous avons subi l'invasion des Burgondes et formé le royaume de la Transjurane; c'est ensemble que nous avons subi la domination de l'empire germanique et celle de la maison de Savoie, et c'est à peu près à la même époque que nous sommes rentrés à divers titres dans le sein de la Confédération suisse. Il y a donc avantage à étudier l'histoire de la Suisse occidentale dans son ensemble, et cela est surtout vrai quand il s'agit de l'étude des documents, car plusieurs d'entre eux sont communs à nos divers cantons, et il serait inutile de les répéter à l'occasion de l'histoire de chacun d'eux.

Nous n'avons point cru nécessaire de séparer les diocèses ni les cantons, ce qui aurait risqué de préjuger certaines questions historiques, qui doivent demeurer intactes. Notre répertoire a donc été établi en suivant uniquement l'ordre chronologique des pièces. Nous reviendrons plus tard sur les difficultés toutes spéciales que nous avons rencontrées pour l'établissement des dates, et sur le mode à suivre pour l'interprétation des divers styles qui ont été en usage dans la Suisse romande.(Voir le § 19 de l'Introduction.)

Nous avons éprouvé quelque embarras pour fixer notre point de départ. A la rigueur, nous aurions pu ne commencer qu'à l'apparition du premier document proprement dit, celui qui se rapporte à la restauration de l'abbaye de St. Maurice en 546. Mais nous n'avons pu résister au désir de mentionner certains points relatifs à l'établissement des Burgondes, et nous avons été conduits à indiquer quelques-uns des faits généraux qui se rapportent à nos origines. Nous avons aussi cru devoir faire précéder notre répertoire d'une introduction destinée à en faciliter l'intelligence, ce qui nous a permis de signaler à l'attention du lecteur un certain nombre de questions historiques qui sont actuellement à l'étude.

Cette première partie n'embrasse que le commencement de notre histoire, et se termine à la fin du XIIIe siècle, après la conquête du Pays de Vaud par les comtes de Savoie. Pour cette période, nous ne possédons que peu de chroniques, et les chartes qui ont échappé aux ravages du temps, constituent une des bases essentielles des travaux des historiens. Dès la fin du XIIIe siècle, au contraire, les chroniques contemporaines commencent à devenir plus abondantes, les chartes jouent un rôle moins important et nous nous serions probablement trouvé dans la nécessité de modifier le plan de notre ouvrage; car nous sommes porté à croire qu'à partir de ce moment il conviendrait d'entreprendre une étude séparée pour chacune des petites nationalités qui se dessinèrent dans la Suisse occidentale, et qui ont fini par former autant de cantons. C'est ce qui a déjà été fait pour Genève, par M. Edouard Mallet, dont une mort prématurée a malheureusement interrompu les études. Elles étaient déjà fort avancées, et nous savons que ses amis se préparent à les continuer et à les publier prochainement. Nous connaissons le plan de ce travail, qui concorde parfaitement avec le nôtre, et qui servira à le compléter de la manière la plus utile.

On trouvera probablement nos analyses bien sommaires, car elles ne sont le plus souvent que la simple reproduction du titre des actes. Il y aurait eu sans doute quelque avantage à les étendre un peu plus, mais ce travail aurait été difficile, sujet à beaucoup d'imperfections, et peut-être moins utile dans son ensemble à cause de sa longueur. D'ailleurs, un régeste n'est point fait pour dispenser de la lecture des documents originaux. Ce n'est qu'un répertoire destiné à conduire à cette lecture et à la faciliter. Rien, en effet, ne peut suppléer à l'étude complète des sources historiques, car souvent les faits les plus importants n'y sont mentionnés que sous une forme incidente ou accessoire. On sait que, lors même que ces documents ont été déjà utilisés par plusieurs historiens, ceux-ci sont loin d'avoir épuisé tous les renseignements qu'on y trouve. Chacun d'eux étudie au point de vue spécial de son sujet ou de son époque, et ce point de vue varie fréquemment. Les historiens des siècles derniers se sont appliqués plus particulièrement à l'histoire des maisons souveraines, des événements militaires et des relations diplomatiques. De nos jours on se préoccupe davantage de l'étude des lois, des usages, de la vie intime des peuples, et personne ne peut aujourd'hui prévoir à quel point de vue nouveau s'appliqueront nos successeurs. L'histoire se développe, les historiens se succèdent et se remplacent tour à tour. Les documents originaux seuls subsistent toujours, et c'est ce qui explique l'intérêt permanent qui s'attache à leur conservation et à leur étude.

Nous ne terminerons pas ces lignes sans témoigner notre reconnaissance aux personnes qui nous ont aidé dans l'accomplissement de notre oeuvre, entre autres à MM. de Gingins et G. de Wyss, qui ont bien voulu nous prêter le secours de leurs lumières et de leur expérience. Nous exprimerons tout particulièrement nos remerciements à M. l'abbé Gremaud, professeur à Fribourg, qui avait fait, de son côté, un travail semblable au nôtre sur l'histoire ecclésiastique du diocèse de Lausanne. Il nous le fit voir il y a quelques années, et nous nous dîmes réciproquement que, si l'un de nous voulait plus tard publier son ouvrage, l'autre devait lui venir en aide en lui communiquant le sien. M. Gremaud s'est souvenu de cette conversation, et son travail, qu'il a mis en entier à notre disposition, a puissamment servi à contrôler et à compléter le nôtre. Nous ne regrettons que deux choses; l'une c'est que notre cadre ne nous ait pas permis de mentionner toutes les pièces inédites que M. Gremaud a rassemblées dans ses cartulaires; l'autre, c'est qu'il n'ait pas voulu se charger de la rédaction définitive, qu'il aurait certainement menée à meilleure fin. Qu'il nous permette au moins de le remercier publiquement de sa bienveillante collaboration, et de l'assurer de la sincère reconnaissance que nous ont inspirée ses procédés à notre égard. Nous profitons aussi de cette occasion pour être ici l'interprète des sentiments de gratitude de notre Société envers les autorités fédérales, qui ont bien voulu, par leurs encouragements, nous donner un témoignage de l'intérêt tout patriotique qu'elles portent à l'étude de l'histoire nationale.