INTRODUCTION

 

III

Monarchie des rois francs.

Peu de temps après que la Bourgogne eut été assujettie à la monarchie franque, elle en fut séparée de nouveau par suite du partage opéré en 561 entre les fils de Chlotaire. Gontran eut la Bourgogne en partage, et y régna jusqu'à sa mort, en 593. Il laissa la couronne à son neveu Childebert, qui ne régna que trois ans et transmit ses états à son fils Théodoric ou Thierry. Théodoric ayant terminé ses jours en 613, la Bourgogne n'eut plus de rois particuliers, et la Transjurane fut gouvernée par des ducs ou patrices, qui faisaient, à ce que l'on croit, leur résidence à Orbe. Cette ville, où se trouvait un château royal (Urba villa regia. Charte du 19 janvier 869.), dont on voit encore les restes, servit souvent de lieu de résidence ou d'entrevue aux souverains de l'époque, comme on en trouve la preuve dans un grand nombre de chartes royales.

Nous ne savons malheureusement que fort peu de choses sur cette époque obscure et agitée. Il ne nous est parvenu qu'un nombre assez restreint de documents contemporains, et les chroniqueurs ne nous ont transmis que quelques faits de détail, qui ne sont rattachés entre eux par aucun lien d'ensemble. Nous croyons qu'il vaut mieux les exposer tels qu'ils sont, que de chercher à les relier par des intermédiaires factices. La Bourgogne transjurane se trouvait réduite à l'état de province, et l'on comprend facilement qu'on ne peut plus rencontrer dans son histoire cette unité et cet intérêt qui ne peuvent exister que dans la vie d'un peuple indépendant.

Le christianisme était alors complètement établi dans nos contrées, qui se divisaient en trois évêchés, ceux de Lausanne, de Genève et de Sion. Le siège primitif du premier de ces évêchés avait été dans l'origine à Aventicum. Il fut transféré, vers la fin du VIe siècle, à Lausanne, ville nouvelle, bâtie sur trois collines, non loin de l'ancienne station romaine qui portait le nom de Lausonium. On croit que cette translation fut opérée par l'évêque Marius, qui vivait à cette époque, et dont le nom a été illustré par la rédaction d'une de nos plus anciennes chroniques nationales. Cette opinion a été développée avec beaucoup de justesse par le père Schmitt, dans son excellente histoire du diocèse de Lausanne, récemment éditée par M. Gremaud (Mémorial de Fribourg, années 1858 et 1859, tom. V et VI.). Il est vrai que le cartulaire de Lausanne, qui place l'évêque St. Protais avant Marius, dit que ce même St. Protais avait déjà travaillé à la construction de l'église de Lausanne. Mais on s'accorde assez généralement à reconnaître que la chronologie du cartulaire est défectueuse en cet endroit, et que l'évêque St. Protais n'a vécu que vers le milieu du siècle suivant. D'ailleurs, le texte même du cartulaire autorise à penser que l'église de Lausanne existait déjà avant St. Protais, et que celui-ci ne s'occupa que de sa reconstruction (Ad reedificandam ecclesiam Lausannensem. Cartulaire de Lausanne, pag. 28.). Quoi qu'il en soit, le diocèse de Lausanne, qui était un des plus importants de nos contrées (Selon M. Cibrario, les évêques de Lausanne se sont élevés plus tard au nombre des plus puissants de la chrétienté : uno dei più potenti prelati della cristianità. Storia della monarchia di Savoia, tom. I, pag. 24.), comprenait un territoire considérable, car il renfermait la majeure partie du Pays de Vaud, le canton de Fribourg, le canton de Neuchâtel, toute la portion du canton de Berne située à l'occident de l'Aar, et une partie du canton de Soleure. — Le diocèse de Genève comprenait cette ville et ses environs, le Chablais et le comté des Equestres, qui s'étendait d'un côté jusqu'à l'Aubonne, et de l'autre jusqu'au Jura, en suivant la rive droite du Rhône. Un des quartiers extérieurs de Genève, le faubourg de St. Gervais, paraît avoir fait partie du comté des Equestres. C'est ce qui résulte, entre autres, d'un acte de l'an 926, dans lequel on voit la cour du comte des Equestres siger dans le quartier de St. Gervais. — Le diocèse de Sion, dont le siège primitif avait été à Martigny, comprenait tout le Valais et la portion voisine du canton de Vaud jusqu'à Villeneuve. La partie inférieure de la vallée du Rhône, située aux environs de l'abbaye de St. Maurice, était connue sous le nom de province d'Agaune ou du Vieux-Chablais, Caput laci (On croit reconnaître, dans les mots de Caput laci, la traduction latine de l'ancien nom gaulois Penne-locos, Penn-Loch, qui signifiait aussi tête du lac.).

Ces trois évêchés ne relevaient pas du même métropolitain, car l'évêque de Lausanne était suffragant de l'archevêque de Besançon, Genève relevait de l'archevêque de Vienne, et le Valais de l'archevêque de Tarentaise. C'est ainsi que, même sous le rapport ecclésiastique, notre pays se trouvait soumis à diverses influences étrangères, qui se partageaient son territoire.

Le milieu du VIe siècle fut signalé par une de ces grandes catastrophes de la nature, qui laissent de profonds souvenirs dans la mémoire des peuples. Une montagne du bas Valais, connue sous le nom de Tauretunum, s'écroula dans la vallée, fit refluer les eaux du Rhône et produisit un débordement dont les effets désastreux se firent ressentir jusqu'à Genève. L'évêque Marius et Grégoire de Tours, qui nous ont transmis le récit de ce sinistre événement, prétendent qu'il fut la cause de la destruction d'un grand nombre de villages, d'hommes et d'animaux. Les auteurs ne s'accordent point sur le lieu qui en fut le théâtre. Les uns le placent au pied de la Dent-du-Midi, près de St. Maurice, là où le même accident s'est plusieurs fois renouvelé. D'autres le placent plus bas dans la vallée, non loin du village de Port-Valais.

L'établissement des Francs et des Burgondes dans l'occident de l'Europe, n'avait point tari la source inépuisable d'où provenaient les invasions des barbares. Les hordes sauvages de l'Orient continuaient à répandre leurs flots dévastateurs sur nos malheureuses contrées. En 574, les Lombards, qui avaient traversé les hautes Alpes, firent une irruption dans le Valais. Ils séjournèrent quelque temps dans le bourg de St. Maurice, et furent battus près du village de Bex par les généraux du roi Gontran. En 610, les Allemani firent aussi une invasion dans la Suisse occidentale. Les Transjurains, commandés par les comtes Abbélenus et Herpinus, tentèrent en vain de leur résister et furent vaincus après une bataille sanglante. Un grand nombre d'entre eux furent conduits en esclavage, et la plus grande partie du territoire d'Avenches fut désolée par l'incendie (Le mot de Vangas, cité dans le texte de Frédégaire, a fait penser que la bataille avait été livrée près du village de Wangen. Haller présume qu'il s'agit ici du village de ce nom, situé près de Soleure (Helvetien unter den Römern, tom. II, pag. 480). Mais on peut admettre, avec tout autant de vraisemblance, qu'il s'agit du village de Wangen près de Berne, où l'on a trouvé un grand nombre de débris helvéto-burgondes, décrits par M. Albert Jahn. (Archives de la Société d'hist. du canton de Berne, tom. III, cah. 3, pag. 18 et suiv.)). Cette dernière invasion fut amenée par la lutte qui existait entre Théodoric, roi de Bourgogne, et Théodebert, roi d'Austrasie, chef de la Suisse allémanique. Trois années après, la malheureuse reine Brunehaut fut arrêtée à Orbe, pour être ensuite livrée à l'affreux supplice dont chacun connaît les horribles détails.

Le VIIIe siècle ouvrit une nouvelle ère en établissant de nombreux rapports entre le Nord et le Midi. Les papes avaient besoin de secours contre les attaques des rois lombards, et les rois francs comprirent tout le parti qu'ils pouvaient tirer de leur intervention en Italie. Le Grand St. Bernard et les Alpes de la Savoie étant les routes naturelles entre la France et la péninsule, la Transjurane devint le lieu de passage obligé des souverains et des armées.

En 753, la Suisse fut visitée par le pape Etienne II, qui se rendait en France pour implorer le secours du roi Pépin. Le pontife séjourna quelques jours à St. Maurice et à Romainmôtier. Il accorda à ce dernier couvent des privilèges importants, et lui donna entre autres le droit de relever directement de Rome. On dit que ce fut cette dernière circonstance qui fut l'origine du nom de Romainmôtier, Romanum monasterium ; mais il est possible, comme nous l'avons déjà vu plus haut, que ce nom soit également dérivé de celui de l'abbé Romanus, un de ses fondateurs. Ce monastère avait été restauré ou rétabli par le patrice Ramnélène, dans le milieu du siècle précédent.

Deux ans plus tard, le roi Pépin traversa Genève avec une grande armée pour se rendre en Italie, où il allait secourir le pape contre Astolphe, roi des Lombards. Il fut suivi, en 775, par son fils Charlemagne, qui se rendit aussi en Italie. Charlemagne s'arrêta à Genève, y tint un conseil de guerre, et divisa son armée en deux corps, dont l'un, commandé par son oncle Bernard, prit la route du Grand-St.-Bernard; l'autre, commandé par Charlemagne en personne, se dirigea sur le Mont-Cenis.

Le règne du grand empereur d'Occident fut sans doute fécond en résultats pour l'administration intérieure du pays, mais il n'a laissé que fort peu de monuments écrits qui concernent la Suisse occidentale. En revanche, celle-ci fut souvent mentionnée dans les partages qui eurent lieu sous les successeurs de Charlemagne. Elle fut comprise dans ce qu'on appela dès lors la Lorraine, et elle en suivit le sort pendant un certain temps.

Les faibles successeurs de Charlemagne étaient incapables de maintenir l'unité un peu artificielle que ce grand génie avait imposée dans l'Occident. Les nationalités diverses qu'il avait forcées à se courber sous la même loi, travaillaient de tous côtés à se relever et à reprendre leur vie propre. Il n'était au pouvoir de personne de les contenir, et l'on voyait de toutes parts renaître l'anarchie, les guerres et les discordes. Ce fut au milieu de ce chaos, vers l'an 830, que le comte Wala, ministre de Louis-le-Débonnaire, éloigné de la cour par les intrigues de ses ennemis, fut emprisonné dans une tour située sur les bords du lac Léman. C'était la célèbre tour de Chillon, qui a joué un rôle remarquable à toutes les époques de noire histoire, qui fut plus tard le berceau de la puissance de Pierre de Savoie, et qui renferma plusieurs fois dans ses murs d'illustres prisonniers. La plume élégante de M. Vulliemin nous a raconté, il y a peu d'années, les scènes qui s'y passèrent entre Wala et son ami Pascase Radbert. Il n'y a rien de plus touchant que les nobles sentiments de l'homme d'état prisonnier, tout rempli de l'amour de ses semblables, mais refusant de reprendre, au prix d'une bassesse, la liberté et le pouvoir qu'on venait de nouveau mettre à ses pieds.