INTRODUCTION

 

VI

Conrad-le-pacifique.

 

 

Rodolphe II mourut le 11 juillet 937, laissant la couronne à son fils Conrad, encore très jeune. Ce prince, qui avait été enlevé par l'empereur Othon, et qui l'avait suivi dans ses expéditions guerrières, ne tarda pas à prendre les rênes du gouvernement, et se maintint pendant plus de cinquante ans à la tête de ses sujets. Il reçut le surnom de pacifique, moins sans doute à cause de son caractère, qu'à raison de la tranquillité qu'il sut maintenir dans son royaume. On le vit plus d'une fois combattre, et combattre avec succès. Il prit part, en 946, à une expédition du roi Louis d'Outremer contre ses sujets révoltés. Plus tard, il vainquit à la fois, par un stratagème assez remarquable, les armées des Sarrazins et des Hongrois. Il avait mis aux mains ces deux armées barbares en leur promettant séparément son secours; puis, lorsqu'il les vit aux prises, il les attaqua l'une et l'autre, et les tailla complètement en pièces. Ce récit qui, dans le langage d'Eccard, semble ne s'appliquer qu'à une action unique, pourrait bien cependant n'avoir été que le résumé de l'ensemble de la politique de Conrad. L'absence de dates, de noms de lieux, et le caractère général de la narration autorisent cette dernière supposition.

Conrad maria sa soeur Adélaïde à Lothaire, frère de Hugues, roi d'Italie. Les fiançailles eurent lieu en 938, dans la terre de Colombier, en Bourgogne ; on croit que ce fut dans le village de ce nom, situé près du château de Vufflens. Cette princesse, qui épousa en secondes noces l'empereur Othon, vécut jusqu'à la fin du Xe siècle, et a laissé une réputation bien établie d'habileté et de sainteté. Elle a été canonisée, et sa vie, qui avait été écrite autrefois par l'abbé Odilon, vient de nouveau d'être l'objet d'une étude spéciale (Histoire de Ste. Adélaïde, impératrice : tableaux du Xe siècle, par J.-J. Dey. Genève, 1862.).

La reine Berthe, veuve de Rodolphe II, avait épousé le roi Hugues en secondes noces. Devenue veuve une seconde fois, elle fonda en 962 le prieuré de Payerne, qu'elle enrichit de biens considérables. La ville de Payerne possède encore une ancienne église, bâtie dans le style roman, remarquable par son architecture, et qui mériterait d'être entretenue avec le plus grand soin, car on a tout lieu de croire que sa construction remonte à une époque peu éloignée de la fondation du couvent. La tradition a conservé le souvenir de la bonne reine Berthe, que l'on représente parcourant les campagnes sur sa haquenée, filant sa quenouille, et recueillant sur son passage les témoignages de l'amour de ses sujets. C'est à elle que les traditions populaires attribuent, à tort ou à raison, la fondation des châteaux de Vufflens et de Champvent, ainsi que celle des tours de Gourze et de Neuchâtel.

Dès l'an 943, le roi Conrad se mit en possession du royaume de Provence. Il affermit son autorité dans le territoire de Vienne et jusque dans les villes d'Arles et de Marseille, comme on en trouve les preuves dans les actes de ces dernières villes, où l'on compta dès lors les années d'après celles du règne de ce souverain (Il semble même par quelques actes de la fin du Xe siècle, que le royaume de Bourgogne s'est étendu jusqu'à Nice, car on trouve dans quelques actes de cette dernière ville (999 et 1018), les années comptées d'après les années du règne de Rodolphe III.). Après la mort d'Adélanie, sa première femme, Conrad épousa, en secondes noces, Mathilde, fille de Louis d'Outremer, roi de France. Ce mariage, qui eut lieu entre les années 962 et 966, le mit en possession, suivant l'opinion de quelques auteurs, de la ville de Lyon et de son territoire, donnés en dot à Mathilde. Mais comme les chartes de l'époque nous montrent que Conrad y exerçait déjà l'autorité royale depuis l'année 943, il est plus probable qu'à l'occasion du mariage de sa fille, le roi Louis d'Outremer renonça seulement aux prétentions qu'il pouvait avoir conservées sur le Lyonnais (Essai historique sur la souveraineté du Lyonnais au Xe siècle et sur la prétendue cession de la cité de Lyon, comme dot de Mathilde, fille du roi Louis d'Outremer; par le baron Fr. de Gingins-Lassara. Lyon 1835.).

La reine Mathilde étant restée un certain temps sans avoir d'enfants, le roi l'invita à venir visiter la chapelle de Ste. Vérène, à Zourzach. Ils s'y rendirent ensemble, offrirent à Dieu leurs voeux, leurs dons et leurs prières, et obtinrent un fils objet de leurs désirs. Ce fut ce fils qui succéda à Conrad, lorsque ce dernier eut terminé ses jours à Vienne, le 19 octobre 993. Il y fut enseveli, ainsi que la reine Mathilde, qui venait de mourir peu de temps avant lui. Conrad avait transporté sa résidence ordinaire à Vienne, mais nous voyons par la date de ses actes, qu'il traversait fréquemment le Jura, et séjournait alternativement à Lyon, à Orbe, à Payerne, à Lausanne ou à St. Maurice.

La royauté n'était pas alors une administration régulière et savamment organisée, telle qu'on est habitué à la considérer de nos jours. Il n'y avait ni armée permanente, ni finances, ni impôts, ni écoles publiques, ni rouages administratifs. Le roi avait ses domaines particuliers, tout comme l'Eglise et les couvents avaient les leurs. Le monarque, accompagné d'une cour ambulante, composée de sa famille, de sa chancellerie, de quelques seigneurs et prélats, ainsi que d'un certain nombre de chevaliers, chevauchait fréquemment de châteaux en châteaux. Chemin faisant, il recevait les requêtes de ses sujets, terminait leurs contestations, et son premier devoir était de combattre à leur tête quand il y avait lieu de lever le ban ou l'arrière-ban.

Le royaume de Bourgogne s'étendait du côté de l'est jusqu'à la rivière de l'Aar, mais on sait par les documents contemporains, que la couronne possédait aussi des droits sur quelques domaines situés au delà de l'Aar, dans les environs de Berne et de Soleure (Voir, entre autres, l'acte de l'an 1000, relatif aux domaines de Munsingen, et celui du 6 juin 1009, relatif au comté d'Uranestorf ou plutôt d'Uzenstorf), et l'on a des raisons de croire qu'à certains moments, probablement sous le règne de Rodolphe II, le royaume s'étendit dans la région située entre l'Aar et la Reuss. En effet, c'est dans cette région que l'on trouve le territoire connu sous le nom de petite Bourgogne (Kleinburgund), ainsi que la subdivision ecclésiastique de l'évèché de Constance, désignée sous le nom d'archidiaconat de Burgondie (Neugart, Episcopatus Constantiensis, tom. I, pag. 121.). Il paraît même que plus anciennement les limites de la Bourgogne transjurane se sont étendues beaucoup plus loin, car on voit dans un acte de l'an 1155, qu'il existait une tradition portant que le roi Dagobert avait fait sculpter sur un rocher près du Sentis, un signe représentant l'image de la Lune et figurant les limites de la Burgondie et du diocèse de Coire (Inde per Firstum ad Rhenum, ubi in vertice rupis simililudo lune, jussu Dagoberti regis, ipso presente sculpta cernitur ad discernendos terminos Burgundie et Curiensis Rhetie. Diploma Friderici I de finibus dioecesis Constantiensis, apud Neugart, Cod. dipl. N° 866.). Ce signe, qui existait encore au XIIe siècle, autorise à supposer qu'il y a eu un temps où le diocèse de Constance lui-même fut joint à la Bourgogne; mais les limites des états ont si souvent varié dans les siècles qui suivirent l'établissement des rois barbares, qu'il n'est pas étonnant que plusieurs changements de frontières aient échappé à l'attention des historiens.

La Suisse occidentale était divisée en un certain nombre de comtés ou pagi. Les actes de l'époque mentionnent les comtés de Lausanne, de Genève, des Equestres, de Vaud, du Valais, du Chablais, de Bargen et d'Oltingen. On trouve aussi un pagus Ausorensis ou Ansicensis (Voir aux années 955 et 976.), qui correspond probablement à cette partie du canton de Fribourg et de la Gruyère connue plus tard sous le nom d'Ogo (Hoch Gau, Pays-d'Enhaut.). Ce n'est pas ici le lieu de discuter et de déterminer l'étendue et la délimitation de ces diverses divisions territoriales, d'autant plus que nous croyons qu'on n'a point encore rassemblé tous les matériaux nécessaires. Les comtes ou seigneurs qui étaient à la tête de ces subdivisions ne nous sont indiqués que par leurs noms de baptême, l'usage des noms de famille n'étant pas encore répandu à cette époque. Il résulte de là qu'il est assez difficile de les distinguer et de suivre leur filiation.

Le régime féodal existait sans doute en fait, mais il n'avait pas encore acquis la forme régulière sous laquelle il se présenta plus tard, et il n'a pas laissé de traces bien distinctes. Il est clair, cependant, que le servage était dans toute sa force, comme on peut s'en assurer par les nombreux actes de vente et d'affranchissement qui sont parvenus jusqu'à nos jours. Les seigneurs jouissaient de toute la prépondérance que leur donnaient la grande propriété territoriale et la supériorité des armes. Il est évident aussi qu'ils devaient se rattacher au souverain par des liens d'obéissance et de fidélité, sans lesquels la société n'aurait pu subsister. Mais ces liens de suzeraineté étaient probablement assez mal définis, et l'on n'avait pas encore pris l'habitude de consigner par écrit les mots de fief et d'hommage. Les actes les plus usités étaient les Praecaria ou Praestaria, sorte de contrat emphythéotique, par lequel le propriétaire remettait à son tenancier l'usage d'un fond, moyennant une redevance annuelle. Ces actes qui étaient faits à vie ou pour un temps limité, émanaient ordinairement des églises ou des couvents, et ne paraissent point avoir impliqué le lien de service militaire, qui devint plus tard un des éléments essentiels du contrat féodal. Un acte semblable, concédé environ l'an 870, par Rodolphe, abbé de St. Maurice, fait connaître très clairement les conditions relatives aux Praestaria. La concession est stipulée pour le terme de 19 ans, et il est expliqué qu'à l'expiration du terme elle devait être renouvelée, à défaut de quoi les fonds devaient faire retour au propriétaire.

Les conditions politiques et économiques, qui conduisirent au régime féodal, déployaient alors tous leurs effets. L'autorité centrale avait été détruite ou amoindrie, les traditions de l'ancienne administration impériale avaient presque entièrement disparu. Les routes étaient mal entretenues et les communications fort difficiles. L'anarchie la plus profonde exerçait partout ses ravages. Il fallait donc nécessairement que l'autorité publique se divisât entre les mains de ceux qui pouvaient seuls en soutenir le fardeau. Chaque comte ou seigneur devint en quelque sorte omnipotent, et concentra entre ses mains les fonctions publiques qui avaient précédemment appartenu au pouvoir central, le droit de faire la guerre, celui d'administrer la justice, celui de prélever les taxes, et tous ces privilèges que l'on a compris plus tard sous les expressions de mixte et mère empire et d'omnimode juridiction. La royauté avait fini par se morceler, et chaque seigneur s'en était approprié un lambeau.