INTRODUCTION

 

XII

Les Communes.

 

 

La plupart des villes et grandes communes du pays existaient déjà au commencement de l'époque de renaissance dont nous nous occupons, mais elles jouaient un rôle peu marqué, et elles n'ont pas laissé de traces écrites de leur organisation et de leur administration. Le plus ancien monument de ce genre que nous possédions, consiste dans la rédaction de quelques coutumes de la ville de Lausanne, qui remontent à l'épiscopat d'Amédée, c'est-à-dire vers l'an 1145. Ces coutumes assez brèves, qui servirent plus lard de base au Plaid-général de l'an 1368, ne nous donnent pas une idée bien claire de la vie communale, qui était probablement encore dans les limbes. On y voit cependant qu'il existait alors à Lausanne d'autres coutumes qui n'étaient pas écrites dans les reconnaissances d'Amédée, et qui furent successivement confirmées par les évêques venus après lui. (Fuerunt etiam et alia multa recognita in presencia cujuslibet episcopi que non sunt hic scripta. Reconnaissances des coutumes de la ville de Lausanne, circa 1145.) Ces autres coutumes étaient-elles écrites ou conservées simplement par tradition ? C'est ce que nous ne pouvons savoir positivement, faute de renseignements assez précis.

Il est cependant probable qu'elles étaient écrites, et, à ce sujet, nous devons mentionner une déclaration importante qui se trouve dans un acte donné par l'évêque Aymon de Cossonay, le 31 juillet 1357, c'est-à-dire onze ans avant la rédaction authentique du Plaid-général de 1368. Aymon de Cossonay déclare reconnaître et confirmer deux clauses qui se trouvent dans un livre que l'on a l'habitude de lire toutes les années à l'époque de l'assemblée du Plaid-général (Quemdam librum legi solitum Lausanne omni anno quo generale placitum exercetur.....in quo libro inter cetera continentur clausule infrascripte. Mémoires et Documents, tom. VII, pag. 161.). Or comme ces deux clauses se trouvent plus tard reproduites textuellement dans le Plaid-général de 1368, il est vraisemblable que le livre d'où elles avaient été tirées n'était autre chose qu'une rédaction antérieure des coutumes de Lausanne, qui n'avait pas encore été revêtue du caractère authentique. C'était, selon toute apparence, un simple livre ou cahier déposé au greffe, et ce ne fut que plus tard qu'il fut transcrit sur parchemin, attesté par les signatures des notaires, muni du sceau de l'évêque, et conservé précieusement dans un carquois, tel qu'on peut le voir de nos jours aux archives de la ville de Lausanne.

La rédaction des coutumes sous forme authentique ne fut point une vaine formalité, puisqu'elle était accompagnée des serments solennels du seigneur et de ses sujets, et qu'ainsi elle contribuait puissamment à en garantir l'observation. Cette cérémonie marque une phase importante dans le développement progressif des libertés communales, mais elle n'exclut nullement l'idée qu'il a pu exister précédemment des coutumes non écrites, ou consignées seulement dans quelque recueil plus ou moins officiel à l'usage des magistrats et des praticiens. Nous en avons vu la preuve à Lausanne, et il est possible que cet usage ait existé aussi dans d'autres communes.

Lausanne était, du reste, avant tout une ville épiscopale. Un clergé nombreux et opulent y tenait la première place. On y voyait accourir de nombreux pèlerins, qui venaient des pays voisins pour vénérer l'image de Notre Dame. La ville était placée sous la seigneurie immédiate de l'évêque, et il n'est pas étonnant que les libertés communales y soient restées au second plan. Il en était de même à Genève, qui était aussi une ville épiscopale, et dans laquelle l'action de la vie communale ne se fit sentir que vers la fin du XIIIe siècle, par suite de l'immixtion des princes de Savoie dans les affaires de la ville. C'est en 1291 qu'on voit pour la première fois paraître des traces incontestables de l'organisation d'une commune ou confédération des citoyens de Genève. Mais ce ne fut qu'un siècle plus tard, en 1387, que les coutumes de cette ville furent réunies officiellement dans la grande charte de franchises de l'évêque Adémar Fabri.

Le fait principal qui signale l'avènement de la vie communale, fut la fondation des villes libres de Fribourg et de Berne. Ces villes nouvelles, bâties par les ducs de Zaeringen dans le but d'opposer une barrière aux prétentions de la noblesse, se remplirent d'hommes armés et ne tardèrent pas à jouer un rôle très actif. La ville de Fribourg avait reçu des ducs de Zaeringen des franchises très développées, calquées sur le modèle de celles de Fribourg en Brisgau. Nous n'en possédons plus l'acte original, mais le fait est rappelé positivement dans la confirmation des mêmes franchises données en 1249 par les comtes de Kibourg. — Aussitôt après l'extinction de la famille de Zaeringen, la ville de Berne, bâtie sur un terrain impérial, reçut de l'empereur Frédéric la charte de franchises ou Handfeste, connue sous le nom de Bulle d'or. Ces franchises, qui portent la date de 1218, furent formulées d'après celles de la ville de Cologne, secundum jura Coloniensis civitatis. Elles assurèrent à la ville de Berne une indépendance dont ses bourgeois surent tirer parti, avec cette énergie et cette ténacité qui leur ont valu plus lard un rang élevé dans la confédération.

Les franchises de Morat ne nous sont point parvenues dans leur entier, et l'on ignore la date précise de leur rédaction. Mais il est certain qu'elles proviennent d'un des derniers ducs de Zaeringen, et l'on croit qu'elles furent données entre les années 1186 et 1216. Les franchises de Neuchâtel furent accordées en 1214, par le comte Ulrich, sur le modèle de celles de Besançon. La ville d'Aubonne reçut en 1234 quelques franchises, délivrées par ses seigneurs. Il en fut de même de la ville de Vevey, qui reçut, vers l'an 1236, des franchises octroyées par Rodolphe d'Oron, lequel venait d'y fonder un nouveau bourg.

Les mêmes faits se passaient à la même époque dans les pays voisins. Les franchises de la cité d'Aoste sont de l'an de 1188, celles deChambéry de l'an 1232, celles de Montmeillan de l'an 1233, et celles d'Evian de l'an 1265. On peut y remarquer, surtout dans celles de St. Genix ( Les franchises de St. Genix furent accordées par Béatrix, veuve de Thomas, comte de Savoie, et par son fils, entre les années 1233 et 1257), un grand nombre de dispositions semblables à celles qui se retrouvent plus tard dans les franchises du pays de Vaud, et nous avons tout lieu de présumer, qu'en faisant une étude approfondie de ces divers actes, on arrivera à reconnaître que nos franchises vaudoises sont dérivées des mêmes sources que celles de la Savoie.

Toutes ces franchises, rédigées d'après un type uniforme, se composent d'un petit nombre d'articles, dans lesquels on retrouve pêle-mêle des dispositions de droit public et de droit pénal, de droit civil et de police municipale. L'exercice de la haute justice est ordinairement remis à la miséricorde, c'est-à-dire à la discrétion du seigneur. Les coups et blessures sont punis d'amendes fixes, de 3 à 60 sols. On payait tant de sols pour un coup de poing, tant de sols pour la perte d'un oeil, tant de sols pour la perte d'un bras. La justice inférieure était laissée aux communes, qui jouissaient aussi de certains droits sur les marchés, la vente du vin et des denrées, sur les boulangers, les meuniers, etc. La gestion des affaires de la commune était confiée aux bourgeois, sans que l'on voie clairement quelle était la forme de l'organisation intérieure de la commune, car ce ne fut qu'après la conquête de la maison de Savoie qu'on vit paraître à Genève, à Aigle et dans d'autres villes des bords du lac, les noms de syndics ou de procureurs. A Berne et à Fribourg le premier magistrat de la ville portait le titre d'avoyer, scultetus ou schultheiss. Ce qui ressort le plus clairement de toutes ces franchises, c'est qu'une fois qu'elles avaient été données, le seigneur ne pouvait plus imposer de nouvelles charges sans le consentement des bourgeois, et il est évident que c'est un de ces principes conservateurs par excellence, qui contribua le plus à donner à ces franchises une grande importance pratique.

Les communes rurales n'avaient pas encore de franchises écrites. Elles étaient gouvernées par les seigneurs ou par les couvents dont elles relevaient. Point de terre sans seigneur, telle était la règle commune. Il n'y avait pas chez nous de terres franches, ni de communes indépendantes, telles qu'on en a trouvé dans la Suisse allemande. Peut-être en a-t-il existé quelques-unes dans nos montagnes, et il semble même qu'on en découvre quelques traces dans les vallées du Haut-Faucigny, où certains objets d'intérêt public paraissent avoir été soumis, assez tard, à la délibération générale d'un certain nombre de communes. On trouve encore, vers le milieu du XVe siècle, une mention de ces délibérations générales, qui n'étaient pas sans analogie avec les landsgemeindes de la Suisse allemande (Jugement d'Amédée VIII, du 20 juin 1438, publié par M. J. Vuy; Genève 1862.). On connaît aussi des actes d'affranchissements partiels, tels que ceux de Genollier en 1221 et de Peney en 1275. Mais on sait que ces affranchissements ne portaient que sur certaines charges spéciales, et n'impliquaient ni l'autonomie, ni l'indépendance politique dont jouissaient certaines communautés de la Suisse centrale. Cette différence est due probablement à un état de culture plus avancé dans la Suisse occidentale, au développement plus complet du régime féodal, à des circonstances économiques d'une autre nature, et surtout à un caractère différent dans le génie des peuples.

Faisons cependant ici une remarque essentielle, c'est que pendant longtemps le Pays de Vaud a prétendu être régi par des coutumes non écrites, et que, même sous les ducs de Savoie, on y a conservé l'habitude de prouver le droit par le témoignage des prud'hommes connus sous le nom de Coutumiers. Tout s'accorde pour faire présumer que cet usage remonte aux temps les plus reculés. La persistance de l'usage des Plaids-généraux, dont le nom même appartient à l'époque carlovingienne, est là pour attester la haute antiquité de nos coutumes nationales et le soin tout particulier avec lequel on les a conservées de génération en génération. On donnait le nom de Plaid-général, placitum generale, à l'assemblée des citoyens de la commune, qui se réunissaient sous la présidence du préposé du seigneur, pour juger les contestations, décider les affaires publiques et exécuter en commun les décisions ou les corvées dont on était convenu. Plus tard on a aussi donné le même nom à la rédaction écrite des coutumes locales, et cette dénomination caractéristique s'est conservée fort longtemps dans certaines communes ecclésiastiques, telles que Romainmôtier, Apples et Baulmes. Elle s'est conservée particulièrement à Lausanne, où elle a subsisté jusqu'au commencement du XIXe siècle. Le dernier Plaid-général de cette ville, qui porte la date de 1613, n'a été abrogé qu'en 1821, pour faire place au nouveau code civil du canton de Vaud.

Ceux qui connaissent de près la puissance de vitalité dont l'élément communal est doué en Suisse, et les habitudes remarquables d'ordre et d'indépendance qui caractérisent nos plus petites administrations de villages, n'auront pas de peine à admettre que de tout temps nos communes ont joui d'une grande liberté, et que de tout temps elles ont été régies par des coutumes et des usages plus forts que les lois et les chartes écrites. Certaines libertés que l'on croit avoir été inventées hier, sont aussi vieilles que le monde. Elles reposent sur des éléments de la nature humaine supérieurs aux variations éphémères de la politique. Les libertés communales, en particulier, qui sont la base la plus solide de l'édifice social, peuvent se rencontrer sous des formes de gouvernement très différentes. Elles dépendent avant tout des habitudes, des traditions et du caractère national.

L'histoire de nos principales communes, et surtout celle de nos villes, mérite une attention toute spéciale. Cette branche de recherches a déjà donné lieu à des publications intéressantes, parmi lesquelles nous citerons la Chronique de Morat par M. Engelhard, l'Histoire d'Orbe par M. de Gingins, celle de Cossonay par M. de Charrière, celle d'Yverdon par M. Crottet. Nous voudrions voir multiplier encore davantage ces utiles monographies, et nous espérons que les villes de Vevey, Nyon, Morges, Moudon, Romont, Payerne, Avenches, trouveront bientôt aussi des historiens.