INTRODUCTION

 

XIV

Pierre, comte de Savoie.

 

 

Jusqu'alors Pierre de Savoie n'était pas le chef de sa maison, mais il succéda en 1263 à son oncle Boniface, et porta désormais le titre de comte. Il avait déjà obtenu en 1255, d'Adolphe de Waldeck, lieutenant impérial, le protectorat de Berne, de Morat, du Hassli et de toute la Bourgogne. Il reçut en 1259, de son oncle Richard, roi des Romains, la seigneurie de Gumine, et obtint en 1263, du même Richard, l'investiture de tous les fiefs impériaux possédés avant sa mort par Hartmann le jeune, comte de Kibourg. On ne sait à laquelle de ces investitures se rapporte le récit des chroniques de Savoie, qui racontent que le hardi prince savoyard se présenta devant l'empereur, couvert d'une armure mi-partie d'or et d'acier, pour marquer qu'à défaut du consentement impérial, il était prêt à soutenir ses droits par la force de l'épée. Rien ne résistait au petit Charlemagne, et fort de ses premiers succès, il pouvait attendre avec confiance le résultat de la lutte suprême qui ne devait pas tarder à s'engager entre lui et les princes allemands. Ceux-ci étaient alors représentés par les Habsbourg, qui venaient de succéder aux Kibourg.

Les chroniques de Savoie parlent d'une grande victoire remportée par le comte Pierre, sous les murs de Chillon, contre un duc de Chophingen ou de Cheplungreen, dont le nom germanique a évidemment embarrassé les chroniqueurs savoisiens. Le caractère romanesque dont ces chroniques sont empreintes, ne permet pas d'y ajouter une entière confiance, d'autant plus qu'une seule d'entre elles, la chronique d'Evian, assigne à cette victoire la date précise de l'an 1266. Mais tout démontre qu'il doit y avoir un fond de vérité dans le récit dont nous parlons. Hartmann le vieux, comte de Kibourg, étant mort en 1264, les Habsbourg cherchèrent à s'emparer du riche apanage de sa veuve Marguerite, qui vint se réfugier auprès du comte Pierre, son frère. En octobre 1265, le comte Rodolphe de Habsbourg s'avance jusqu'à Romont, et là il est sommé par un envoyé de Pierre de Savoie, d'avoir à restituer les biens de Marguerite. Nous voyons dans un acte du seigneur d'Estavayer, en date du 27 du même mois, que Pierre de Savoie était en guerre contre Rodolphe de Habsbourg (Quamdiu erit guerra inter ipsum dominum comitem et comitem Rodulphum de Habespurch, inter ipsum dominum Petrum comitem et illos de Friburgo, et inter illos de Berno et Aymonem de Montaniaco. Acte du 27 oct. 1265.). Plus tard le comte de Savoie s'avance jusqu'à Berne, où Rodolphe de Srätlingen lui prête serment de fidélité, en présence de toute la communauté bernoise. En septembre 1267, la paix est conclue à Lövemberg, près de Morat, et le comte Rodolphe s'engage à payer à la comtesse Marguerite une rente annuelle de 250 marcs d'argent. Que s'était-il passé dans l'intervalle ? Tout porte à croire que si le comte de Habsbourg avait battu en retraite, c'est parce qu'il avait éprouvé une défaite, peut-être dans la personne d'un de ses lieutenants; et ce qui confirme cette opinion, c'est que nous voyons en 1267 le comte de Habsbourg aliéner certaines parties de l'héritage des Kibourg, pour acquitter les dettes considérables qui avaient été contractées à raison des otages fournis à Fribourg et ailleurs (Cum per usuras creditorum non modicas et expensas obsidum plurimorum apud Friburg Burgundie et alibi, si non celeri modo foret obviatum...... Confirmation de la vente faite au couvent de Wettingen, du 28 août 1267.) En étudiant de près cette époque, on arrive forcément à la conviction que les chroniques de Savoie n'ont fait qu'embellir un événement réel, et qu'il y eut de la part de la noblesse allemande une tentative manquée de s'emparer de la Suisse occidentale.

Vers le même temps nous trouvons Pierre de Savoie occupé à faire la guerre à l'évêque de Sion, qui résistait à ses tentatives d'agrandissement. Cette guerre, qui durait, déjà depuis plusieurs années, fut suspendue par une trêve conclue le 27 février 1265. Mais la trêve fut bientôt rompue, les hostilités recommencèrent, et, dans le courant de l'année 1266, Pierre détruisit le château de Chamosson, fit le siège de Sion et rempora la victoire sur l'évêque de Valais. Ces faits résultent, pour la plupart, des indications contenues dans les comptes déposés aux archives de Turin, et concordent fort bien avec la campagne dirigée contre Rodolphe de Habsbourg. M. Wurstemberger, qui nous a rendu le service de publier un grand nombre d'extraits de ces comptes, estime toutefois qu'ils ont été datés suivant le style natal usité dans le Vieux-Chablais, ce qui déplacerait une partie de ces faits et les reporterait à l'année suivante. Mais il y a quelques raisons pour révoquer en doute cette manière de voir, et il est à désirer qu'une nouvelle étude vienne dissiper les incertitudes qui peuvent encore subsister sur ce point. Nous croyons d'ailleurs qu'on est loin d'avoir épuisé tous les renseignements que l'on peut trouver dans la vaste et précieuse collection conservée aux archives de la cour des comptes de Turin.

L'incertitude évidente qui règne dans les chroniques savoisiennes au sujet du prince allemand vaincu par Pierre de Savoie, a fait soupçonner à quelques auteurs que le récit de ces chroniques pourrait peut-être s'appliquer à la guerre qui fut terminée par la paix de 1211, dans laquelle nous trouvons aussi un état d'hostilités entre un prince de Savoie, un prince allemand et un évêque du Valais. Les personnages principaux étaient semblables, les lieux étaient les mêmes, et il est fort possible que les chroniques postérieures aient confondu les noms et les époques. On peut même remarquer que l'auteur de la chronique d'Evian donne indifféremment au prince allemand le nom de duc de Zaeringen ou de Chophingen. Mais il n'y a aucune incertitude sur le nom du prince de Savoie, qui est toujours nommé le comte Pierre, et nous pensons que l'ensemble des événements doit faire pencher la balance en faveur de l'opinion qui attribue à ce dernier le récit probablement un peu romanesque de la victoire remportée sous les murs de Chillon.