INTRODUCTION

 

XV

Administration du comte Pierre de Savoie.

 

 

Pierre de Savoie organisa ses nouvelles conquêtes, nomma un bailli ou gouverneur dans la personne de Hugues de Palézieux, fit réparer ou reconstruire divers châteaux, préposa des châtelains à leur administration, et accorda, dit-on, au Pays de Vaud le droit d'être représenté par une assemblée d'Etats. Cette dernière assertion se fonde sur un passage du coutumier de Quizard (Titre II, chap. 9.) qui parle d'une assemblée tenue par Pierre de Savoie, en 1264, en vertu de laquelle on aurait réuni les députés des trois ordres, à savoir des Ecclésiastiques, des Nobles et des Patriotes. L'énoncé de ce fait a donné lieu à de grandes controverses, à la fin du siècle dernier, époque où les événements avaient donné une actualité politique à ce souvenir des anciens temps. Jean de Muller, La Harpe, de Mullinen discutèrent successivement les pièces de ce procès historique, qui a depuis lors occupé tous nos historiens et qui n'est pas encore jugé en dernier ressort. Nous n'en dirons ici que quelques mots.

L'autorité de Quizard est telle, qu'on ne peut supposer qu'il ait avancé un fait aussi grave, sans y avoir été autorisé par quelques renseignements. Mais on ignore entièrement à quelle source il peut les avoir puisés, et toutes les recherches faites à ce sujet sont demeurées sans résultat. L'énumération qu'il donne des députés aux états, a fourni matière à de très graves objections. M. de Mulinen a clairement démontré que cette énumération est en contradiction manifeste avec tout ce que l'on sait du XIIIe siècle, et tout porte à croire qu'elle n'a pu être composée que postérieurement à cette époque.

D'un autre côté, il est à remarquer que les diverses copies du manuscrit de Quizard présentent entre elles de grandes différences au sujet de l'énumération des députés aux états, et il est possible qu'une vérification approfondie du texte original fasse tomber une partie des objections qui ont été soulevées. Quelle que soit d'ailleurs la force de ces objections, elles ne portent que sur l'énumération proprement dite, et ne s'appliquent point à l'énoncé du fait principal, qui en est plus ou moins distinct. Or, quoiqu'il soit démontré que les états du Pays de Vaud n'ont été convoqués régulièrement que beaucoup plus tard, car les premières réunions connues sont de la seconde moitié du XIVe siècle, il n'est pas impossible qu'il y ait eu du temps du comte Pierre une première réunion du même genre, et cette supposition est autorisée par les circonstances générales de l'histoire de son siècle. C'est à la même époque que furent réunies des assemblées d'Etats en Angleterre, en France, en Savoie, et il est naturel de penser que le comte Pierre, qui avait voyagé dans ces divers pays, avait pu en rapporter l'idée d'une institution dont il avait apprécié les avantages politiques.

Depuis le moment où cette question a été étudiée par M. de Mulinen, on a publié une pièce importante qui peut apporter une nouvelle lumière dans le débat. Ce sont les statuts de Pierre de Savoie sur la procédure et les notaires (Mémoires et Documents, tom. I, première partie, pag. 215 à 227. — Wurs-temberger, prob. N° 743.). Le préambule de ces statuts mérite que nous nous y arrêtions quelques instants, car il y est dit qu'ils ont été établis par la volonté et le consentement des nobles et non-nobles du comté de Savoie et de Bourgogne. Cette formule ne peut s'expliquer qu'en supposant que Pierre de Savoie avait soumis ses ordonnances à une assemblée composée des représentants de la noblesse et de la bourgeoisie, et quoiqu'elle n'implique pas l'idée d'une réunion distincte pour les représentants du Pays de Vaud, il n'en reste pas moins que celui-ci est nécessairement compris dans l'expression de Burgundia. Il est à remarquer enfin que le préambule de ces statuts donne à Pierre de Savoie les titres de comte de Savoie et de marquis en Italie, ce qui place leur promulgation assez près de la date de 1264 indiquée par Quizard (Il est vrai que le comte Pierre fut absent du pays pendant toute la durée de l'année 1264, et qu'il n'y revint que vers la fin de cette année ou au commencement de la suivante. Mais comme dans le Pays de Vaud l'année commençait le 25 mars, il est clair que si une pareille réunion eut lieu au commencement de l'année 1265, elle doit avoir été inscrite sous la date de 1264.). Tout cela fait supposer, que, s'il n'y a pas eu sous Pierre de Savoie, une réunion d'états provinciaux régulièrement organisée, il a dû très probablement y avoir quelques assemblées publiques qui s'en rapprochaient beaucoup.

A cela se joint la question des franchises communales qui, sans avoir un caractère aussi général, s'en rapprochent néanmoins par quelques côtés. Or, on sait qu'en 1265 le comte Pierre accorda des franchises fort importantes à la ville d'Evian. On peut remarquer de plus que la charte de franchises donnée à Moudon en 1285, et qui devint plus tard commune au plus grand nombre de nos villes, ne fut qu'une confirmation des franchises accordées par les prédécesseurs d'Amédée, ce qui implique nécessairement l'idée qu'elles remontaient au moins au comte Pierre. Il est même dit expressément dans l'extrait des franchises de Grandcour de l'an 1293, que les franchises de Moudon avaient été en vigueur sous le comte Pierre (Selon les bons us et coutumes de Mouldon, lesquelles le comte Pierre et le comte Philippe, ses oncles, ont accoustumez de leur garder et tenir. Extrait des franchises données à Grandcour, par Louis de Savoie, en 1293.). Ce dernier renseignement est précieux, car il en résulte qu'il est très probable que le comte Pierre accorda à la ville de Moudon des franchises qui ne sont point parvenues jusqu'à nous sous la forme de diplôme, mais dont le texte se trouve vraisemblablement dans la charte de confirmation donnée en faveur de cette ville en 1285. Cette charte renferme d'ailleurs des passages d'une ressemblance frappante avec ceux des franchises accordées précédemment aux villes de Chambéry, de Montmeillan, de St. Genix, d'Evian, et tout porte à croire qu'elles appartiennent à la même époque.

Mais, même en admettant que le texte primitif de la charte de Moudon remonte à Pierre de Savoie, il ne faudrait point en conclure que cette charte soit une constitution dans le sens moderne de ce mot. Cette pièce ne renferme que fort peu de dispositions de droit public. Ce n'était qu'un point de départ, qui renfermait des germes, desquels sont sortis, par le procédé connu sous le nom de procédé historique, les institutions qui se développèrent plus tard sous le gouvernement de la maison de Savoie. Il n'y est question ni d'assemblées d'Etats, ni de réunions des trois ordres. En revanche, cette charte renfermait un principe fécond, en vertu duquel on ne pouvait imposer de nouvelles charges aux bourgeois sans leur consentement. Il en résulta tout naturellement, que lorsqu'il devint nécessaire d'établir des institutions nouvelles, d'imposer de nouveaux subsides, d'employer des milices en dehors des limites fixées, il était obligatoire de consulter les sujets. Cela conduisit, par la force des choses, à convoquer les communes, les seigneurs, les corporations religieuses, et de là naquirent les réunions des trois ordres auxquelles on a plus tard donné le nom d'Etats. Ces assemblées n'eurent d'ailleurs rien de régulier, et ne furent réunies que dans les cas où le besoin s'en faisait sentir. Leurs premières réunions connues ne remontent pas plus haut que la fin du XIVe siècle, et ce ne fut que beaucoup plus tard qu'on y convoqua les représentants du clergé.

Quizard place la ville de Morges au nombre de celles qui avaient le droit d'envoyer des représentants aux états du Pays de Vaud, et l'on s'est demandé à cette occasion, si cette ville existait déjà du temps de Pierre de Savoie. Les chroniques du Pays de Vaud attribuent la fondation de Morges au duc Conrad de Zaeringen, en 1135. Mais on sait que ces prétendues chroniques, pleines de détails fabuleux sur le roi Hercules, sur les descendants de Priam et sur une série de rois tout à fait fantastiques, ne sauraient être envisagées que comme une oeuvre de pure imagination. Cet ouvrage, intéressant sous quelques rapports, renferme des faits vrais, mais il contient une foule considérable d'erreurs, et il mériterait d'être plus connu, parce qu'on y reconnaîtrait la source d'un grand nombre d'idées fausses qu'il a mises en circulation (On désigne sous le nom de Chroniques du Pays de Vaud, des chroniques manuscrites, dont il existe un grand nombre d'exemplaires, qui diffèrent plus ou moins les uns des autres. On présume qu'elles ont été composées dans le courant du XIIIe siècle, et Ruchat dit en avoir vu une copie qui datait de l'an 1280. Elles ont été imprimées en partie en 1614, 1672 et 1700. (Haller, Biblioth. der Schw. Geschichte, IV, 678.)). Les chroniques de Savoie, également romanesques à certains égards, mais plus sérieuses quant au fond, affirment que la ville de Morges a été bâtie par le comte Pierre. La grande chronique, insérée dans les Monumenta de Turin, rapporte cette fondation en ces termes (Scriptores, tom. I, 171.) : Il (le comte Pierre) fit édifier en ce village de Morges où il print plaisyr, un chasteau assez bel, et fit amurer le village comme il est, qui par avant étoit pouvre chose, et d'un village en fit une ville, et est nommée Morge à cause que une petite rivière qui s'appelle Morge court au plus près. La chronique de Champier répète le même fait dans des termes analogues, et cette assertion trouve un appui dans l'examen des documents de l'époque contemporaine.

En effet, le pouillé du diocèse de Lausanne, rédigé en 1228, ne fait aucune mention de la paroisse de Morges, bien qu'il n'omette aucune des paroisses voisines, celles de Préverenges, Lonay, Joulens, Vufflens, Denens, Tolochenaz, St.-Prex. Le territoire de Morges faisait alors partie de la paroisse de Joulens, où se trouvait l'église paroissiale, et la tradition ajoute qu'il n'y avait au bord du lac que quelques cabanes de pêcheurs. D'autre part, le nom de Morges ne paraît dans aucun acte authentique, avant l'année 1287, où il est cité pour la première fois dans un hommage rendu par Ulrich de Porta à Louis de Savoie. Dès lors nous voyons ce nom revenir fréquemment, en particulier dans un acte du mois de novembre 1290 et dans un projet de paix de l'an 1297 entre Louis de Savoie et Jean de Cossonay. Dans ce dernier acte il est parlé de la construction de Morges, comme d'un fait d'une date peu éloignée, tempore quo Morgia constructa est (De Mulinen, Recherches sur les assemblées des états du Pays de Vaud, pag. 7, note 8.). Il y a donc de bonnes raisons pour considérer cette ville comme une des plus récentes du pays, d'autant plus que sa position riveraine ne ressemble en rien à celle des autres villes fondées par les Zaeringen, et paraît plutôt se rattacher aux exigences de la politique de la maison de Savoie. Il est évident, du reste, que lors même qu'elle aurait été bâtie seulement sous le comte Pierre, ce ne serait pas une raison pour qu'elle n'ait pu envoyer des représentants aux états du Pays de Vaud.