INTRODUCTION

 

XVI

Philippe, comte de Savoie et de Bourgogne.

 

 

Pierre de Savoie mourut en 1268, laissant ses états à son frère Philippe. C'était le même qui, en 1240, avait été élu évêque de Lausanne, en concurrence avec Jean de Cossonay. Son élection avait amené une lutte sanglante, dans laquelle intervinrent, d'une part, Pierre de Savoie, et de l'autre les habitants de Berne et de Morat. Philippe avait dû renoncer à l'épiscopat, mais il en fut dédommagé plus tard, en recevant l'administration temporelle de l'évêché de Valence et celle de l'archevêché de Lyon, qui constituaient de riches et importants bénéfices. Il renonça, en 1267, à ces fonctions ecclésiastiques, pour épouser Alix, comtesse de Bourgogne, et se mettre en position de recueillir l'héritage de son frère. Il régna jusqu'en 1285, sous le titre de comte de Savoie et de Bourgogne.

Atteint dès l'année 1270 de l'hydropisie qui l'emporta, Philippe ne déploya ni l'énergie, ni l'habileté de son prédécesseur. La carrière qui l'avait occupé pendant la première partie de sa vie, ne l'avait que médiocrement préparé aux affaires publiques. Paradin fait à son sujet la réflexion suivante : C'est que homme qui a porté l'habit de l'église et vécu du bien du crucifix longuement, ne prospère jamais et ne fait grand fruict, après avoir laissé le dit habit et estat ecclésiastique. Philippe maintint cependant ses droits sur la plupart des acquisitions que Pierre avait faites dans la Suisse occidentale. Il fit reconnaître son protectorat sur les villes de Berne, de Payerne et de Morat (1268 et 1271). Il fit également reconnaître, en 1271, ses droits sur la moitié de la juridiction temporelle de l'évêché de Lausanne. Il reçut, en 1271 et 1274, les hommages du comte de Gruyère et du seigneur d'Aarberg. Il reçut aussi, le 19 octobre 1272, de l'archevêque de Besançon, le fief perpétuel de la ville de Nyon et de ses dépendances. Tout le reste du pays s'était rangé sans difficulté sous son obéissance.

Le commencement du règne de Philippe fut signalé par une querelle allumée entre deux femmes qui portaient toutes deux le nom de Béalrix, et qu'il importe de distinguer. La première, fille d'Aymon de Faucigny et belle-soeur de Pierre de Savoie, avait épousé le seigneur de Thoyre et Villars. La seconde, fille de Pierre de Savoie et par conséquent nièce de la précédente, avait épousé Guigues Dauphin de Viennois. Celle-ci est connue sous le nom de Grande Dauphine. Toutes deux prétendaient également à certaines parties de l'héritage de la maison de Faucigny, et la lutte s'engagea entre elles avec toute l'acrimonie que peuvent y mettre des femmes passionnées. La dame de Villars parvint à s'emparer de la personne de sa rivale, ainsi que de celle de son fils ; elle les retint en prison, et la contestation ne fut apaisée que par un arbitrage rendu en 1271 par le comte Philippe et Edmond, fils du roi d'Angleterre ( Mémoires et Documents de la Société d'hist. de Genève, tom. VII, pag. 259 et suiv.). On rencontre à chaque pas dans nos annales les noms de ces deux femmes également jalouses de revendiquer leurs droits. La Grande Dauphine épousa en seconde noces Gaston, vicomte de Béarn, et parvint à un âge fort avancé, car elle ne mourut qu'en 1310.

Philippe se trouva aussi en lutte contre Rodolphe de Habsbourg, qui, devenu empereur en 1273, voulait venger les échecs que son parti avait éprouvés de la part du comte Pierre. Rodolphe se rendit à Lausanne en 1275 avec le pape Grégoire X. Ces deux grands personnages s'y jurèrent réciproquement fidélité, et illustrèrent par leur présence l'imposante cérémonie de la consécration de la cathédrale. Celle-ci avait été consumée pour la seconde fois par un incendie, en 1235, et venait d'être reconstruite par les soins de l'évêque Jean de Cossonay. Elle faisait admirer son élégante construction, qui présente un des plus beaux modèles de l'architecture du moyen âge. On vient de retrouver dernièrement à Paris, dans l'Album de V. de Honnecourt (Album de Villard de Honnecourt, architecte du XIIIe siècle, publié par MM. Lassus et Darcel, Paris 1858, planche XXX.), architecte contemporain, un dessin de la grande verrière, que l'on voit encore sur la face orientale du transept de cette église. Il paraît que ce savant architecte, qui avait parcouru divers pays de l'Europe et avait poussé ses recherches jusqu'en Hongrie, avait été particulièrement frappé de la beauté de la nouvelle cathédrale de Lausanne. Philippe de Savoie manquait à la cérémonie de la consécration, soit qu'il n'y eût pas été invité, soit qu'il se tînt volontairement à l'écart. Quoi qu'il en soit, la guerre ne devait pas tarder à éclater entre lui et l'empereur.

La ville de Fribourg était restée indépendante de la maison de Savoie. Après la mort du dernier des comtes de Kibourg, elle avait passé entre les mains d'Anna de Kibourg, femme de Eberhard de Habsbourg, qui la vendit en 1277 aux fils de l'empereur Rodolphe pour la somme de 3040 marcs d'argent. Les Habsbourg avaient ainsi gagné un point important, enclavé dans les possessions de leur adversaire, et l'ouverture des hostilités en fut bientôt la conséquence. En 1282, on fit vainement des tentatives de rapprochement. L'année suivante, l'empereur, après avoir fait le siège de Porrentruy, vint en personne dresser son camp devant Payerne. Il força Philippe à conclure une paix désavantageuse, et celui-ci fut obligé de renoncer à ses droits sur Payerne, Morat et Gumine. Il dut aussi s'engager à payer une grosse somme d'argent.

Philippe mourut en 1285, laissant ses états à ses neveux Amédée et Louis, qui se les étaient déjà appropriés en partie par anticipation. Le comte moribond n'avait pas osé consigner ses dernières volontés dans un testament précis. Par acte du 23 octobre 1284, il avait chargé le roi d'Angleterre et la reine, mère de ce dernier, de désigner ses successeurs. Il avait pris soin, du reste, de leur faire connaître secrètement ses intentions, qui étaient de laisser ses principaux états à Amédée et de constituer un apanage en faveur de Louis. Le partage donna lieu à quelques contestations entre les deux frères ; mais elles furent réglées, au moins en partie, par un arbitrage passé à Lyon, le 14 janvier 1286. Amédée eut pour sa part la Savoie, le Bugey, le Valromey et autres lieux. Louis obtint le Pays de Vaud, pour lequel il dut néanmoins prêter hommage à son frère. Le Piémont fut cédé au jeune Philippe de Savoie, fils de Thomas III, qui en prit possession seulement en 1294.