INTRODUCTION

 

XVIII

Traités d'alliances, réflexions générales.

 

 

Nous revenons sur nos pas pour présenter quelques considérations d'un autre ordre. La mort de Rodolphe de Habsbourg avait été le signal d'un mouvement général dans les esprits, car la première alliance des cantons primitifs, Schwytz, Uri et Unterwald, fut conclue quinze jours après cette mort. La même année (le 16 octobre 1291), fut aussi contractée une alliance entre Zurich, Uri et Schwytz. On sait que ce furent les premiers germes qui donnèrent naissance à la confédération suisse. Rodolphe avait tenu d'une main ferme le timon des affaires, il s'était fait beaucoup d'ennemis; et chacun profita de sa fin pour revenir à ses tendances naturelles et se fortifier par de nouvelles alliances. Il en fut de même dans la Suisse occidentale, et, après la mort de l'empereur, on vit de nouveau les villes de Payerne, de Morat et de Berne, reprendre leurs anciens rapports avec la maison de Savoie.

Au reste, il y avait déjà longtemps que le système des alliances était connu et pratiqué entre les villes et les seigneurs de la Suisse romane. On sait que, du temps même du dernier des Zaeringen, il avait existé une alliance entre les villes nouvelles de Berne et de Fribourg. Le texte n'en est point parvenu jusqu'à nous, mais le souvenir en est clairement rappelé dans les renouvellements qui eurent lieu entre ces deux villes, en 1243 et 1271 (Formam juramenti qua confederati erant tempore ducis Bertoldi de Zeringen.... renovaverunt et recognoverunt concorditer. Telles sont les expressions dont on s'est servi dans l'alliance du 16 avril 1271.).

On peut citer, comme rentrant dans la même catégorie :

L'alliance de l'an 1239, entre Fribourg et Avenches, dont
le texte n'a point été conservé, et le renouvellement du 11 novembre 1270;

L'alliance entre Fribourg et Laupen, conclue du temps des comtes de Kibourg, renouvelée en juin 1294 et en juillet 1310;

L'alliance du 17 juillet 1252, entre Berne et l'évêque du Valais ;

L'alliance du 16 juin 1275, entre Berne et la communauté du Hassli ;

L'alliance du mois de septembre 1279, entre Berne et Bienne, et le renouvellement du 8 juillet 1297;

L'alliance du 5 août 1290, entre Fribourg et le comte de Neuchâtel ;

L'alliance du mois de janvier 1294, entre Fribourg et Morat ;

L'alliance (soit offre de services) du 1er février 1297, entre Fribourg et Moudon ;

L'alliance du 21 juin 1306, entre le comte de Neuchâtel et la ville de Bienne ;

Le traité d'alliance ou de combourgeoisie du 28 février 1308, entre le même comte et la ville de Berne;

et enfin l'alliance du 14 mars 1311, entre les villes de Fribourg et de Bienne ( Nous ne pouvons passer sous silence un acte du mois d'août 1225, par lequel la ville de Fribourg déclare prendre sous sa protection l'église et la ville de Payerne. Dans la forme sommaire dont il est revêtu, cet acte ne présente pas les caractères d'une convention bilatérale, mais il est probable qu'il y avait eu aussi des engagements réciproques, pris par l'église ou la ville de Payerne.).

Nous pourrions citer encore un certain nombre de traités ou d'associations conclues entre les villes et les seigneurs de leur voisinage ; mais il serait fastidieux de prolonger une énumération déjà trop longue. Bornons-nous à faire remarquer que ces traités avaient plutôt un caractère temporaire d'alliance offensive et défensive, motivé par des dangers communs, et qu'ils ne renfermaient pas ce lien permanent de droit public qui a existé entre les états de la Suisse centrale, et qui a donné naissance à un état fédératif. La maison de Savoie, qui dominait dans la Suisse occidentale, était trop puissante et trop active, la noblesse trop riche et trop influente, pour laisser place à un centre de vie républicaine. Les circonstances n'étaient d'ailleurs point les mêmes. La Suisse centrale était habitée par des peuples pauvres, simples et isolés du reste du monde par des montagnes d'un abord difficile. La Suisse romane était le séjour de populations riches, amollies par une civilisation plus avancée, et exposées à toutes les attaques qui pouvaient venir de l'orient, du nord et de l'occident. Les peuples de la Suisse centrale étaient plus jeunes, et la Providence les tenait en réserve, avec les villes de Zurich et de Berne, pour injecter dans les membres du corps helvétique un esprit et un sang nouveau.

Nous nous arrêtons ici au point où se termine la première partie de notre répertoire, qui va jusqu'à l'an 1316, époque où la bataille de Morgarten venait de consacrer la naissance de la confédération suisse. A cette même époque, la conquête de la Suisse occidentale venait d'être consolidée par de nouveaux traités qui assuraient aux princes de Savoie le partage de la juridiction temporelle de l'évêché de Lausanne.

La soumission de la Suisse romane était accomplie. L'évêque de Genève se débattait en vain au milieu de la lutte violente qui existait entre la maison de Savoie, le comte de Genève et le Dauphin de Viennois. Ce prélat s'engageait toujours davantage dans le réseau dont l'enveloppait la bravoure du comte Amédée. Le Pays de Vaud tout entier était soumis. Les comtes de Neuchâtel et de Gruyère reconnaissaient la suzeraineté de la maison de Savoie : le Bas-Valais reconnaissait également ses lois. Il ne restait en debors de leur influence que la ville de Fribourg, propriété de la maison de Habsbourg, et la ville impériale de Berne, dont l'indépendance allait en grandissant chaque jour, et qui avait conquis de nouveaux titres sur le champ de bataille du Donnerbühl.

La portion de la Suisse que nous habitons était ainsi condamnée à vivre encore pendant plusieurs siècles séparée de la Suisse allemande. Elle en avait été la soeur aînée à l'époque romaine, car c'était elle qui renfermait la capitale du pays et le centre le plus avancé de civilisation. Elle en fut détachée à l'époque burgonde, et vécut dès lors d'une vie plus ou moins distincte, jusqu'à la fin de la domination de la maison de Savoie. Elle ne lui fut réunie de nouveau que pour être traitée comme une soeur cadette, et elle devait attendre encore quelques siècles avant de recouvrer ses droits et son indépendance. Cette longue séparation contribua à lui imprimer un caractère différent, sous le rapport de la langue, des institutions et des moeurs. On a pu souvent regretter cette différence de caractère, qui rend quelquefois moins faciles les relations entre les diverses parties du pays. Mais ne nous en plaignons pas trop, car c'est elle qui a imprimé à la Suisse le trait distinctif qui la caractérise, et elle est à la fois une garantie de son indépendance intérieure et extérieure. A l'intérieur, elle nous défend contre toute tentative d'une centralisation exagérée. A l'extérieur, elle nous protège contre toute aggression ambitieuse, venant des pays qui nous entourent. Elle nous permet aussi de profiter plus complètement des travaux et des progrès qui se font chez les peuples voisins, et à ce point de vue encore nous n'avons pas à nous plaindre de notre position.

Placée au centre du continent européen, commise à la garde de la haute citadelle des Alpes, participant à la fois à la civilisation allemande, française et italienne, la Suisse ne peut être morcelée ou amoindrie sans que l'Europe tout entière en souffre, et l'Europe tout entière est solidaire de notre liberté et de notre indépendance.