J’ai écouté avec la plus scrupuleuse attention les discours prononcés dans cette enceinte depuis trois jours et, je dois l’avouer, parmi les arguments contraires à la loi, il y en a qui m’ont vivement frappés et qui m’ont prouvé que si le Sénat était appelé à discuter le projet de loi au même point de vue que le Corps Législatif, le projet de loi en sortirait sensiblement amélioré.

Mais, Messieurs les Sénateurs, je ne crois pas que telles soient absolument nos attributions, (barré au crayon : je ne crois pas que nous soyons appelés à procéder à la confection des lois absolument comme le Corps Législatif en discutant, en amendant, en modifiant article par article les lois votées dans une autre enceinte)

Oh ! je n’ai pas un doute sur le droit du Sénat de renvoyer une loi à de nouvelles délibérations et les raisons tirées de la crainte de se placer en opposition avec le pouvoir exécutif et avec le pouvoir législatif me semblent sans valeur : En effet l’initiative n’appartenant dans la Constitution qu’à l‘Empereur il est évident qu’en proposant au Sénat le sénatus-consulte de 1867, l’Empereur s’attendait bien à ce que les lois provenant de son initiative pourraient être renvoyées par le Sénat à un nouvel examen ; il est évident également qu’en usant d’un droit qui lui est attribué, le Sénat ne se met nullement en conflit avec le Corps législatif et ne fait rien qui soit de nature à blesser ses susceptibilités ; cela est incontestable, le droit est complet, il est absolu ; reste à examiner s’il y a lieu d’en user dans la circonstance présente.

Dans cette circonstance comme dans toute autre, les décisions du Sénat au-dessus de toutes les passions du moment, qui s’agitent dans d’autres régions doivent être déterminées par une appréciation élevée de la situation générale.

Il y a d’ailleurs des cas différents qui déterminent des conduites différentes ; il y a des projets de loi dont il est essentiel d’analyser, d’approfondir, d’améliorer toutes les dispositions, et lorsqu’un projet de loi semblable est soumis au Sénat, il me semblerait très rationnel que tout en approuvant l’ensemble le Sénat juge qu’il y aurait de notables perfectionnements à y introduire et le renvoyât à une nouvelle délibération.

D’un autre côté il y a des projets de loi qu’il faut apprécier en se plaçant à un point de vue exclusivement politique et sur lesquels le Sénat doit statuer en se préoccupant plus u principe que des détails.

Si je ne me trompe, celui qui est soumis à nos délibérations rentre exclusivement dans cette catégorie.

Il ne suffirait donc pas, selon moi, que dans cette occasion la décision du Sénat fut justifiée par des imperfections de détails de la loi, mais il faut avant tout que sa décision soit utile, pratique et politique.

Personne n’est plus convaincu que je le suis des grands inconvénients de la licence de la presse périodique surtout. S’il y a une liberté qu’il faille préserver de ses propres excès en la règlementant, en la limitant, c’est bien certainement la liberté de la Presse ; Mais peut-on la supprimer ? Peut-on admettre que dans un gouvernement libre - et il n’y a personne ici qui conteste que l’Empire ne soit un gouvernement libre,- que dans un gouvernement libre, dis-je, la liberté de la Presse n’existe pas ?

Il y a des circonstances exceptionnelles qui permettent, qui imposent même l’obligation de l’assujettir temporairement au pouvoir discrétionnaire du gouvernement, mais le régime administratif en fait de presse ne peut être que transitoire et lorsque le Souverain qui a cru devoir demander au pays de l’armer de ce pouvoir
discrétionnaire, lui-même en demande la cessation, il faudrait des raisons bien graves des motifs bien péremptoires pour déterminer un Corps comme le Sénat à se montrer plus susceptible que le souverain lui-même en entravant ses tendances progressives au lieu de s’y associer.

D’un autre côté, Messieurs, il ne faut pas s’exagérer les dangers de la presse périodique.

Un de nos honorables collègues a démontré hier qu’il était inexact de dire que c’est la liberté qui a renversé en France depuis un siècle tous les gouvernements. Non. Et si on ne peut contester tout le mal qu’a fait la mauvaise presse, il serait injuste de ne pas reconnaître que ce mal trouve son correctif et qu’il est au moins très atténué par l’action salutaire de la bonne presse lorsqu’elle est laissée à elle-même, lorsqu’elle est indépendante.

D’ailleurs, Messieurs, quelles seraient les conséquences d’un renvoi ?

Qu’adviendrait-il ? D’abord la prolongation d’un provisoire qui dure depuis quinze mois et dont tout le monde a pu apprécier le mauvais effet, car l’impossibilité où s’est trouvé le gouvernement d’appliquer le décret de 1852 subsisterait et rien ne peut faire penser que cette impossibilité cessât par le fait de votre vote. Ensuite pouvez-vous espérer que l’Empereur consentirait à se déjuger en renonçant à faire une loi sur la presse ; car il faut bien le dire la pensée de la plupart d’entre vous qui renverraient la loi ne serait pas de l’améliorer mais de la supprimer. Eh bien je le demande pourriez-vous raisonnablement espérer atteindre ce but ? Et si la loi vous était renvoyée l’influence si salutaire du Sénat sur l’opinion publique n’en serait-elle pas tant soi peu atteinte ;

Cette influence si utile au salut de l’Etat, notre premier devoir n’est-il pas de ne point la laisser affaiblir non pas dans notre intérêt, mais pour le salut de tous les intérêts confiés à notre sauvegarde.

Quand je dis que si la loi nous était renvoyée de nouveau, l’influence du Sénat pourrait-en être atteinte uniquement dans le cas particulier dont il s’agit car il est évident qu’en thèse générale de ce qu’un projet de loi renvoyé par le Sénat à une seconde délibération lui serait rapporté, on ne peut pas déduire que son influence en serait diminuée.

Mais pour apprécier, je le répète, au juste, la situation, il faut se placer à un point de vue exclusivement politique et permettez-moi pour déterminer déjà le rôle que je voudrais voir prendre dans cette circonstance, de finir par une dernière considération.

On a souvent parlé dans cette discussion de l’ordre de et de la tranquillité ; personne n’apprécie plus que moi ces grands bienfaits qui sont pour l’Empire des titres imprescriptibles à la reconnaissance de la France ; toutefois il ne faut pas oublier que l’Empire n’est pas seulement une dictature qui a été appelée à un moment donné à préserver le pays de l’anarchie.

L’Empire, Messieurs, c’est une dynastie et pour se consolider une dynastie a besoin d’autres éléments encore que l’ordre matériel. Après l’ordre qui est la base de tout édifice social, elle a besoin encore de satisfaire à la grandeur du pays et de s’appuyer sur une liberté progressive et sagement limitée. Ainsi l’avait compris la nation en acclamant de ses suffrages unanimes l’avènement d’un Napoléon, ainsi l’a compris dans sa haute sagesse le souverain qui a toujours su allier les exigences du pays aux grands intérêts de l’avenir.

Je comprends et je respecte les dévouements qui s’inquiètent en voyant l’Empereur entrer dans la voie des libertés publiques, mais j’espère que leurs alarmes sont vaines et que le pays pour lequel l’Empire est une dynastie, une institution destinée à vivre et à prospérer avec les générations futures, le pays sait apprécier les sages résolutions du fondateur de cette dynastie qui après avoir assuré l’ordre matériel et placé la France au rang qui lui appartient dans le monde, se préoccupe de la faire entrer progressivement dans les voies d’une sage liberté.


Note : Anatole Chatelain secrétaire du Comte Colonna Walewski est le rédacteur de ce document
Nombreuses corrections au crayon de la main du Comte Walewski se reporter au document pour les consulter