« L’expérience a révélé la force du parti bonapartiste, ou, pour dire plus vrai, du nom de Napoléon. C’est beaucoup d’être à la fois une gloire nationale, une garantie révolutionnaire, et un principe d’autorité. Il y a là de quoi survivre à de grandes fautes et à de grands revers. »

Ceci était écrit peu de temps après le rétablissement de l’Empire, à l’aurore du règne, à l’époque des succès constatés et des espérances autorisées.

A ce jugement qui se rapportait surtout au premier Empire, on aurait pu ajouter qu’il y avait là, les circonstances aidant, de quoi fonder solidement un gouvernement.

De nos jours, quel que soit le principe sur lequel ils s’appuient, les gouvernements sont tenus de justifier de leur utilité. Leur principe, droit populaire ou droit divin, ne suffit plus pour les sauver, si leurs œuvres les condamnent et si le sentiment général se retire d’eux. La dictature est un régime accidentel, autorisé par une situation déterminée et limitée ; elle cesse avec la situation qui l’a fait naître et avec la nécessité qui la justifiait.

Un gouvernement peut en sortir ce n’est pas par elle qu’il se fonde : Dans l’état profondément troublé de notre société, le concours de toutes les forces conservatrices y est à peine suffisant ; c’est l’œuvre du gouvernement de les rallier et de les y faire concourir. Le Gouvernement personnel, qui n’est que la dictature prolongée et mitigée, est tenu, plus que tout autre, d’être toujours habile et toujours heureux. Autrement il succombe infailliblement sous une responsabilité non partagée. Pour que le pays ne s’en prenne pas à son gouvernement des mécomptes, des déceptions, des accidents malheureux qui ne sont pas plus épargnés aux nations qu’aux individus, il faut qu’il soit -ou qu’il se croie- associé, dans une juste mesure, à la conduite de ses affaires. Le grand art aurait consisté à opérer la transformation avant l’heure des fautes et des revers. Elle est devenue plus difficile précisément parce qu’elle est devenue obligatoire. On aurait pu en avoir le mérite, il faut la subir parce qu’elle s’impose aujourd’hui avec l‘autorité d’une nécessité qui ne se discute pas.

On a cessé d’être habile et d’être heureux, dans les temps précisément où il n’aurait peut-être pas suffi de continuer de l’être pour se soustraire à l’obligation de certaines réformes. La génération active – les hommes qui ont aujourd’hui 30 ans- n’a pas connu pour les avoir ressentis elle-même les dangers sociaux qui ont rendu la dictature nécessaire ; beaucoup de ceux qui les ont connus les ont oubliés ou font bon marché de leurs impressions d’alors. Le retour vers les idées libérales (on ne discute pas ici leur valeur) a été en outre rendu plus vif par le contraste de notre régime intérieur avec celui de presque tous les Etats européens où les institutions nouvelles, procédant du mouvement libéral, fonctionnent et se développent plus ou moins heureusement. La France, qui ressentait déjà dans sa dignité morale, une certaine souffrance d’une tutelle indéfiniment prolongée, souffre maintenant dans sa dignité nationale et dans ses intérêts matériels. Le pays a le sentiment que sa situation dans le monde a déchu matériellement et moralement. Sa puissance territoriale et son prestige militaire se sont relativement affaiblis de ce que d’autres ont gagné. La France se faisait honneur et profit d’être à la tête du mouvement libéral ; elle avait, en même temps, dans le monde, la grande clientèle des intérêts catholiques. Ces deux influences morales lui échappent. Que l’on discute sur leur valeur réelle, qu’on la nie même absolument, il n’en est pas moins vrai que deux partis considérables en France reprochent au gouvernement de les avoir désertées et qu’ils se font écouter quand ils l’accusent d’avoir diminué ainsi l’ascendant du pays et son rôle dans le monde. Les théories économiques et financières – empruntées à quelques écoles socialistes- dont on a encouragé, au-delà de toute mesure, les applications diverses pour en faire un instrument de règne, traversent en ce moment une épreuve dangereuse. Au bout est probablement une redoutable crise commerciale industrielle et financière et la ruine d’un très grand nombre.
Emprunts mexicains , emprunts de toute espèce, crédit mobilier, entreprises de toute nature, encouragements à une spéculation effrénée sur tout et à outrance, en tout cela la main du Gouvernement, de ses agents, de ses amis, a été trop visible, pour qu’il ne soit pas rendu responsable de la perturbation des fortunes publiques et privées, de la ruine du plus grand nombre et des scandaleuses fortunes de quelques-uns.

C’est trop de porter à soi seul la responsabilité d’une situation pareille et, sous peine d’en être écrasé, il faut liquider vite ce passé compromettant. Mais il ne faut pas oublier que la confiance est perdue, le prestige bien diminué et qu’on a besoin d’être aidé pour y réussir. C’est à d’autres procédés de gouvernement qu’il faut avoir recours, on a beaucoup à demander au pays, beaucoup pour réparer le passé, beaucoup pour suffire au présent et préparer l’avenir. Ce qu’il faut avant tout c’est de lui tenir un autre langage, que celui auquel on ne l’a que trop habitué et qui l’irrite sans le convaincre.

Il faut rentrer dans la vérité, et ne pas s’obstiner dans un défi insoutenable contre la raison et dans une gageure perdue d’avance contre le sens commun.