JOURNAL DE MARIE WALEWSKA

 

Aller directement au chapitre 2

Aller directement au chapitre 3

Aller directement au chapitre 4

Aller directement au chapitre 5

Aller directement au chapitre 6

Aller directement au chapitre 7

 

CHAPITRE 1

<page 1>
J'étais dans mon salon à Paris un soir de l'année 1809, lorsqu'on m'annonça la visite d'une dame compatriote, malheureusement célèbre pour avoir su plaire au grand homme dont la puissance alors était sans bornes.

Je ne la connaissais que de vue. J'ignorais même son arrivée à Paris. Mon premier mouvement fut de ne pas la recevoir. La curiosité l'emporta. Elle s'avança avec grâce et timidité. Une légère teinte rosée colora son teint éblouissant de blancheur. Elle baissa ses yeux d'un bleu d'azur, et un sourire ravissant qui marquait le désir de vaincre la prévention défavorable qu'elle croyait apercevoir dans mon abord, me fit voir deux rangs de perles éclatantes dans la plus gracieuse et la plus fraîche bouche du monde.

Je viens à vous, dit-elle d'une voix faible et harmonieuse, arrivée depuis peu dans cette capitale, n'y connaissant personne, j'ose me flatter que vous ne me refuserez pas vos bons offices et les conseils nécessaires à une nouvelle débarquée.

Cette demande m'étonna. Je ne m'y attendais nullement. Aussi, ne fus-je pas la maîtresse d'en réprimer l'expression. Vous devez savoir Madame que je vis ici dans la retraite du faubourg Saint Germain et ne vois qu'un petit nombre d'amis dont l'existence est semblable à la mienne. Ce cercle rétréci et plus que modeste ne pourrait vous convenir.

<page 2> Vous êtes faite pour briller et charmer de plus hautes, de plus vastes enceintes.

Ah ! Madame, s'écria t'elle avec un ton de reproche caressant et prestigieux, vous me repoussez et vous me connaissez si peu et si mal ! Je hais le grand monde, j'y suis mal à mon aise. Ma fatale étoile m'y a poussée bien malgré moi. Dès lors plus que jamais le faux éclat de ce grand théâtre me blesse et ne contente pas mon cœur. Ah ! puissais-je être libre de suivre au moins ce goût, et vous verrez que mon unique désir est de lutter contre ma fatale destinée.

Désarmée par un aveu si naïf, par une expression si touchante de regret et de souffrance répandue sur cet aimable visage si jeune et si attrayant, attendrie par deux grosses larmes prêtes à s'échapper comme les gouttes de rosée sur une blanche rose, et qui prouvait si puissamment que son cœur était plein, qu'il avait besoin de s'épancher, je lui serrai la main avec l'expression spontanée que je ressentais alors. Ce n'était encore que de la pitié. J'étais loin d'être persuadée. Je commençais à être séduite.

Vous voyez l'attrait que vous m'inspirez, mais sachez, dis-je, que j'apprécie trop le genre d'existence que j'ai adoptée pour ne pas craindre un entraînement qui me lancerait hors de mes goûts, de mes opinions, et des limites de ma fortune.

Ah ! Ne craignez rien. Je n'abuserai pas de la flatteuse relation que vous me permettez d'espérer. A peine finit-elle ces mots que ma porte s'ouvrit et la vieille Madame de C..., cette protectrice des pauvres, des infortunés entra harassée

<page 3> de fatigue.

Reposez-vous, vous avez certainement monté à vos quinze greniers et mansardes, vos jambes s'en ressentent. Madame de Walewska s'était levée à l'entrée survenue, elle s'apprêtait à sortir tout en déployant son châle turc pour s'en envelopper, mais ce qu'elle entendit de notre conversation la replaça sur le canapé.

Oui j'ai beaucoup marché ce matin, mais j'ai peu fait puisque je ne puis rendre un père à la famille la plus intéressante, la plus digne de le conserver. Vous me voyez accablée du tableau que je viens de voir. Monsieur de Brinart, d'une famille distinguée, jouissait d'une belle fortune que la révolution lui enleva. Chargé d'une nombreuse famille il éprouva toutes les infortunes et pour dernier dévouement à sa jeune famille accepta une petite place dans les bureaux du duc de Rovigo. Mais le chagrin fixé, le travail continuel et forcé sans aucun repos épuisèrent les forces du malheureux père de famille. Il est alité depuis neuf mois, sans espoir de guérison et n'a d'autre tableau devant lui que ses sept enfants, pâles, blêmes, pleurant autour de lui et une vieille mère paralytique. C'est une pauvre femme logée à côté d'eux au sixième étage du n° 158 dans la rue Saint Victor, qui m'a donné tous ces détails. Ils étaient à leur dernier morceau de pain lorsque j'entrai chez eux.

Et le duc de Rovigo n'est donc pas informé de leur détresse, dit à demi-voix Madame de Walewska... ?

<page 4>
Eh Madame, l'entourage des heureux de la terre, des puissants, repousse l'infortune et ne laisse pas parvenir jusqu'à eux ces sortes d'informations.

La jolie Madame de Walewska s'échappa. La vieille Madame de C. reprit sa course bienfaisante et peu de temps après je vis rentrer un compatriote que j'avais beaucoup connu jadis dans mon pays où il se trouvait fort honoré d'être déjà dans ma société et celle de ma famille, mais qui avait perdu de son empressement bienveillant à Paris ,me voyant habitante du faubourg Saint Germain en défaveur à la cour, et jugeant que ma vie obscure et retirée ne pouvait lui promettre aucun agrément, ni aucun échelon pour monter plus haut que mon cercle de relations habituelles.

Cette fois-ci pourtant il entra sans même s'être fait annoncé, tout rayonnant d'un vernis d'empressement composé qui me frappa d'autant plus que j'avais remarqué quelques jours précédemment dans plusieurs rencontres, l'air d'insouciance de son abord, si différent de l'expression du moment. Mon accueil fut sec, même glacial. Je trouvais inconvenante la manière avec laquelle il se présenta sans s'être fait annoncé, et mon air hautain le lui fit sentir. Mais il

<page 5> fit semblant de ne pas s'en apercevoir et s'emparant de la conversation avec une grande volubilité, cherchant à être aimable, à détourner et promener mon imagination dans les cercles de la Cour où il était admis de temps à autre, il déroula une série d'anecdotes inédites sur les personnages les plus marquants. Il souleva le voile de tant d'intérieurs connus avec esprit, bien sûr d'être écouté avec plaisir et de faire passer mes souvenirs rancuneux par ces confidences que la curiosité féminine saisit ardemment. Effectivement ma pensée, fixée au panorama biographique qu'il me présentait, s'adoucissait pour le narrateur, ma physionomie se déridait, et j'apercevais celle de Monsieur Polendski rayonnante du succès qu'il obtenait, sans cependant pouvoir me rendre compte du but de tant de frais pour m'être agréable.

La visite aurait dépassé l'heure à laquelle j'avais l'habitude de me retirer, si je n'avais moi-même interrompu la conversation pour lui dire que je ne voulais pas lui faire perdre toute une soirée qu'il pouvait aller finir plus agréablement. Cette abnégation personnelle me valut les propos les plus obligeants avec un redoublement de protestations expressives et la promesse de me consacrer tous les moments dont il pourra disposer à l'avenir.

Toute émerveillée d'un changement si subit, je n'eus pas le temps de réfléchir, la confusion des événements de ma soirée partagea mon attention et je me couchai avec la seule

<page 6> pensée qu'il est bien difficile de résister à la séduction de l'esprit et du sentiment, telle prévenue que l'on soit, contre les individus qui usent de cette volonté prestigieuse pour écarter une juste désapprobation. Une voix intérieure semblait me reprocher l'abandon de sages et prévoyantes résolutions pour mon repos, de ne contracter de liaisons, ni mêmes relations sociales qu'avec des êtres auxquels j'aurais reconnu une valeur morale réelle, et dont les goûts, les positions seraient conformes aux miens. Cette voix semblait me condamner et dire où en es-tu avec tes fermes résolutions. Une jolie figure, bien douce, bien enfantine, un air modeste, triste et souffrant te séduit et te fait oublier de justes préventions. Ces dehors sont peut-être trompeurs et tu vas donner tête baissée dans quelques pièges qui t'entraîneront à des désagréments, car pourrais-tu encourager ta jeune compatriote à continuer le chemin dans lequel elle s'est embourbée ! Et si tu lui fais entendre la voix de la vérité, que n'as-tu pas à craindre de celui qui d'un seul mot peut t'écraser comme un atome.

Et cet homme que tu méprisais ce matin encore et que quelques propos faussement bienveillants assaisonnés de commérages ont replacé dans ta relation.

Ah ! oui, c'est vrai, pensais-je, il faut reculer tant qu'il en est temps.

<page 7>
J'entrevois mille résultats fâcheux, gênants et discordants avec mon moi réel de ces deux rapprochements. Il faut les rompre à tout prix.

Déterminée à le faire, je m'endormis sans inquiétude, contente d'être en paix avec mon juge et conseiller intime, et j'aurais probablement prolongé mon paisible sommeil si je n'eusse été réveillée presque en sursaut et frappée d'étonnement, voyant mon lit entouré de personnes et enfants inconnus, levant leurs mains au ciel et appelant toutes ses bénédictions sur ma tête. La charitable Madame de C... à la tête de cette congrégation se faisait le mieux entendre. Voilà un beau réveil, madame, dit-elle, aussi n'ai-je pas hésité à vous éveiller. Voilà la famille que vous avez sauvée du désespoir, que vous avez rendue à la vie. Oui mes enfants, oui mes amis, c'est elle, cela ne peut être qu'elle.

De quoi est-il question, je ne sais si je rêve ou si je suis réveillée, je n'y comprends rien dis-je en me frottant les yeux.

Vous avez beau vouloir cacher votre belle action, Madame, cela ne peut être que vous.

Mais enfin, comment, qu'est-ce ?

Eh bien, après être sortie de chez vous hier soir, j'ai encore été rendre visite à quelques-uns de mes pauvres, rentrée chez moi j'ai vu arriver la bonne femme de la rue Saint Victor qui m'a tout conté. Comme vous arrivâtes vers 9 heures chez elle, coiffée d'un grand chapeau à voile qui vous cachait le visage, comme vous êtes montée à son 6ème ...,

<page 8> comme vous lui demandâtes avec une sorte d'accent étranger qui la frappa " Est-ce vous, ma bonne, qui connaissez la malheureuse famille logée dans cette maison, ce père de famille malade, mourant ? Conduisez-moi vers eux ", lui dites-vous. Elle vous introduisit dans l'asile du malheur, vous versâtes des larmes en voyant le tableau de misère et de douleur et le fîtes cesser en leur donnant une somme de 2.000 Francs avec la promesse d'une existence assurée pour l'avenir.

L'âme brisée, abattue du père sembla recouvrir de nouvelles forces, il voulait se jeter à vos pieds. Les enfants vous entourèrent, vous pressant dans leurs bras, vous demandant à grands cris votre nom pour connaître leur bienfaitrice. Vous fûtes sourde à cet appel et vous vous esquivâtes avec tant de rapidité, sautant les escaliers quatre à quatre, qu'ils ne purent vous rejoindre et vous suivre ; mais en rentrant ils trouvèrent votre bracelet qui s'est apparemment détaché de votre bras, et le voici.

Je pris le bracelet pour l'examiner, c'était une large chaîne en or, comme celles que l'on nomme à la forçat, attachée par un médaillon rond de la circonférence d'un petit écu, couvert à l'extérieur ainsi qu'à l'intérieur par une jolie grille en poussière de diamants qui masquait le portrait d'un enfant, représenté comme un petit ange de Raphaël, sa petite tête blonde cendrée, appuyée sur ses bras et entourée de nuages sombres. En dessous

<page 9> du médaillon en ouvrant l'autre grille j'y trouvais ces mots tracés sur un petit vélin recouvrant une mèche de cheveux enfantins.

" Mon Dieu, pardonne et prends pitié de l'innocente créature ".

Ces mots m'orientèrent facilement. Prenant un air sérieux, je déclarai n'avoir aucune part au bienfait, mais j'ajoutais que l'objet perdu me remettait sur la voie de la véritable bienfaitrice, que je voulais le garder pour m'en assurer et leur communiquer plus tard mes découvertes là-dessus.

Quand tout ce monde fut parti " Voici une bien grande séduction encore, comment y résisteras-tu ? pensais-je ". C'était embarrassant, j'en conviens, mais j'étais encore décidée à retirer mon épingle du jeu.

Au bout de quelques jours Monsieur de Polendski revint, j'esquivais sa visite en faisant dire que j'étais sortie. Il revint à la charge plusieurs jours de suite, je me fis malade au lit. Il m'écrivit un billet pour demander instamment une entrevue pour des raisons fort importantes. Ne pouvant plus m'en débarrasser qu'en soulevant l'incognito de ma prévoyance avec rudesse, je n'eus pas le courage de le fuir. L'éviter, lui donner le moins d'accès chez moi était bien mon intention irrévocable, mais toujours avec la délicatesse qui convient à une femme.

Je fus donc condamnée à le recevoir et à forger de nouveaux moyens pour m'en débarrasser d'une manière civile.

Après une nouvelle décharge de nouveautés anecdotiques, de mémoires privées, j'allais pour arriver au but, lui demander les raisons

<page 10> importantes qui l'avaient amené chez moi, mais il ne m'en laissa pas le temps. Et Madame de Walewska comment la trouvez-vous ? Mais je ne la connais pas. Comment cela ? (il avait l'air effrayé). Mais elle a été chez vous. On me l'a dit. Aussitôt arrivée elle a demandé votre adresse à un de mes amis qui m'a assuré que vous étiez très liées, qu'elle comptait surtout sur votre société ici.

Je ne sais, dis-je, ce qu'elle se proposait de faire, mais le fait est que je ne l'ai jamais connue dans mon pays. Et vous n'avez pas été la voir ici ? Non Monsieur. Mais elle a été chez vous, je le sais (et il appuya ce je le sais en frappant du pied énergiquement). Oui, un moment, une visite de convenance, mais je ne crois pas qu'elle revienne, elle ne pourrait se plaire dans mon cercle. (Je riais sous cape en examinant l'air désappointé, le nez allongé de Monsieur de Polendski). L'impatience avec un sourire de pitié orgueilleuse perçait malgré lui. La nature prenait sa palette et son pinceau et traçait à mes yeux dans ce regard, dans cet insultant sourire, dans ce haussement d'épaule et ce mouvement énergique de la jambe des caractères bien distincts au moyen desquels je lisais ce beau compliment.

" Et sotte que tu es, tu ne sais donc pas que tu pourrais monter au troisième ciel par cette échelle que le sort te tend et que tu n'as pas le bon esprit de saisir. Tu pourrais aider les autres

<page 11> et surtout les bons garçons comme moi, à faire leur chemin vers cette auréole brillante d'où dérivent la fortune, les honneurs, les plaisirs ! Et tu laisses échapper cette faveur d'un sort fugitif qui ne se laissera plus ressaisir ! Est-ce sottise ou pruderie ?

Voilà ce que je lisais sur ce visage d'homme comme si l'imprimé y était incrusté.

Mais une pensée le traversa, la teinte et les traits caractéristiques s'effacèrent aussi subitement qu'apparus. Pour réussir, il faut toujours être maître de soi. Le voilà donc revenu au ton apprêté et aimable. C'est une charmante personne que Madame de Walewska et bien digne de l'affection du grand homme. Il la distingue par son estime de toutes celles qui ont eu le bonheur de lui plaire, je sais cela d'une source.... Duroc, depuis son arrivée est toujours en course des Tuileries à la rue de Richelieu. J'ai remarqué le soir de son arrivée à l'Opéra que la lunette d'approche de Sa Majesté était toujours dirigée vers la loge grillée où elle se trouvait, ce qui intriguait fort le public. Vous sentez bien que j'étais au fait de tout ce qui m'amusait fort. A travers ce grillage, cette charmante tête si blanche si blonde apparaissait comme une tête d'enfant et tout le monde de s'étonner de la direction des regards

<page 12> augustes, car je vous le demande qui voudrait croire ici que la place qui faisait l'ambition, la gloire des Lavalière, Montespan, Pompadour etc etc.... et tant d'autres serait voilée dans l'obscurité du mystère par une jeune femme de province qui s'en cache comme d'un crime. Et certes notre vainqueur du monde vaut bien ces simulacres de rois !

Duroc avait fait préparer une loge pour elle vis-à-vis de celle de l'empereur, elle s'obstina à ne vouloir pas y paraître. Cette fausse honte sent le peu d'usage du monde, mais Paris la formera. A présent veuillez me dire Madame, quelle est la raison qui vous donne si peu d'empressement à la voir, à l'attirer à vous quand elle y est si disposée ? Avez-vous calculé tous les avantages que vous pourriez en retirer tant pour le pays que pour vous-même et vos amis ? Je ne le crois pas Monsieur, dites plutôt beaucoup de désagréments, car si j'obtenais quelque influence sur son esprit, je me ferais beaucoup d'ennemis, et vous-même ne seriez pas satisfait.

Cette sortie lui fit faire une grimace horrible, furieux, mais maîtrisant sa colère, il me quitta. Je croyais en être quitte pour longtemps, mais l'ambition est persévérante, pour peu qu'elle s'imagine avoir trouvé une issue pour monter à l'assaut, les difficultés ne l'arrêtent

<page 13> pas. Le mépris, l'insulte même et la porte ne s'aperçoivent pas par cette espèce de gens. Ils franchissent les seuils avec intrépidité.

J'éclatais de rire à son départ car Madame de Walewska cachée dans mon cabinet attenant au salon avait tout entendu.

Le fait est que toutes mes résolutions de rigueur envers elle avaient fini par céder à l'entraînement de la beauté, de la bonté bienfaisante et du malheur repentant.

Depuis sa première visite l'affluence des curieux et des solliciteurs voilés m'incommoda au point de signifier très expressément à mon portier l'ordre d'éconduire ce monde sous différents prétextes. La consigne donnée pour tous avait été remplie avec exactitude, même pour Madame de Walewska qui s'était présentée à ma porte, ce que j'ignorais. Peu de temps après, je reçus le billet que voici :
" J'ai passé l'autre jour chez vous, mais votre portier fut inexorable. Il m'affligeât d'autant plus qu'il m'apprit votre indisposition. Veuillez me rassurer sur l'état de votre santé et me permettre de vous dire combien la crainte d'être repoussée par quelqu'un que j'estime et dont je désire être connue m'est un doute douloureux. Ah ! si vous saviez combien je suis malheureuse vous m'ouvririez votre porte et votre cœur ! Marie

" Il n'y a qu'un cœur sec et dur qui puisse vous refuser l'un et l'autre " fut la réponse que je traçais à la hâte. Elle arriva presque aussitôt.

Sa robe de velours noire faisait encore

<page 14> ressortir son éclatante blancheur. Des boucles blondes se jouaient sur ses joues enfantines, mais la jeunesse avait beau brillanter ce regard si doux, si tendre, la tristesse mélancolique de l'âme s'y révélait.

Elle m'aborda d'un air caressant. Ah ! que vous êtes bonne ! fut son premier mot. Je lui serrai la main avec affection et lui présentant son bracelet. Ah ! dis-je quelles sont les préventions qui pourraient exister après votre belle action. Comment résister à l'attrait de la bonté, de la bienfaisance malheureuse !

Il n'y avait plus moyen de nier la bonne action.

" Je n'y ai aucun mérite car c'est la seule chose qui soulage mon âme du poids qui l'oppresse. Ma nature m'a toujours portée au dévouement personnel, malheureusement on a profité de cette tendance naturelle pour m'entraîner dans un précipice dont je ne vois pas le fonds. Ah ! oui, j'ai besoin d'une amie ! d'un cœur auquel je puisse communiquer mes douleurs, obtenir d'elle des conseils salutaires et rassurer ou apaiser ma conscience agitée. J'ai osé espérer la trouver en vous, car toutes ces amitiés qui se présentent en foule à ma porte me sont suspectes. Tant d'intérêts divers se pressent autour de moi, qu'échapper à ces importunités intéressées, ne fut-ce qu'un moment de la journée serait déjà un bienfait ".

Eh bien, dis-je, formons un pacte secret. Ma porte s'ouvrira toujours à votre appel, et mon intérêt sympathique vous est assuré, sous une condition expresse. Cachons ce rapport pour mille raisons

<page 15> que vous devez comprendre et surtout pour que les ennuyeux ne vous y suivent pas et que je ne sois pas condamnée à les recevoir et étendre le cercle de mes relations.

Ce mystère, cet espoir de repos, de santé, lui fit plaisir. Oui, dit-elle en m'embrassant affectueusement, c'est une heureuse idée qui vous vient là. Je ne reviendrai chez vous qu'en fiacre ou à pied, tout en cachant ma bonne fortune. C'est près de vous que je viendrais puiser les consolations et la force d'âme nécessaires dans ma position.

Ah ! quel soulagement serait le mien, si vous disiez ce que m'ont dit tant d'autres, ce qui a causé ma chute, que la Divine Providence s'est servie de moi comme d'un instrument nécessaire à la renaissance de notre tant chère patrie. Je pourrais peut-être alors retrouver la paix de l'âme que j'ai perdue, je pourrais peut-être supporter avec plus de résignation une destinée si peu d'accord avec ma conscience.

Ah ! si vous saviez quels pièges m'ont entourée, de quelle séduction on s'est servi,quelles espérances m'ont enivrée.

Tenez, ne remettons pas à plus tard. Je vais vous déployer tout mon passé et mon portefeuille que je vais faire chercher vous fournira quelques preuves littérales.

Vous le pouvez, sans crainte d'être interrompue. J'ai fait fermer ma porte. Plaçons nous dans cette bergère au coin du feu à la manière de <page 16> notre pays, un peu asiatique cela est vrai, mais dont l'abandon et le sans gêne est délicieux dans une causerie intime.

Après nous être bien emboîtées dans la bergère Madame de Walewska commença ainsi (1) :

(1) Cette narration fut continuée pendant plusieurs jours à différentes reprises. Avant de me coucher, j'eus soin de noter chaque récit de la soirée.

 

CHAPITRE 2

<page 1>
Ma famille quoique d'ancienne noblesse est peu fortunée, les commotions politiques ont toujours été funestes aux dignes fils de la patrie chez nous !

Mes parents fixés dans un petit village reste de leur propriété héréditaire, situé à 20 milles de Walewice étaient uniquement occupés du soin de le faire valoir pour soutenir une nombreuse famille. J'étais encore en bas âge lorsque j'eus le malheur de perdre mon père. Ma mère restée veuve chargée de six enfants dont j'étais la cinquième fut réduite à la plus stricte vigilance pour suffire aux besoins de sa position, aussi se dévoua-t-elle entièrement à cette vie de province et d'économie agricole et domestique qui seule pouvait alléger ses charges. Vous savez combien la régie d'une terre, telle petite qu'elle soit, demande d'activité, de vigilance,

<page 2> et de soins chez nous, quand on ne veut pas employer pour voir et agir des yeux et des mains infidèles. Vous concevrez donc facilement que ma mère ne pouvait s'occuper de notre éducation. Après nous avoir fait donner les éléments d'instruction primaire par un bon vieillard, pauvre, noble, qui nous enseigna à lire, écrire, le catéchisme et le calcul et qui en même temps était chargé de la rédaction de registres économiques, elle plaça mes frères au collège de... et nous filles dans une pension de la même ville et plus tard pour perfectionner cette ébauche de province et lui donner un certain vernis cru indispensable pour notre début dans le monde à Varsovie.

Les pensions, alors, bonnes quant au moral, aux principes religieux, pouvaient à peine donner des notions justes de connaissances et talents exigés par le monde pour lequel on nous élevait. Un peu de français, d'allemand que nous écorchions, quelques mazurkas, valses et polonaises tapées sans goût, sans mesure, sur un mauvais piano, et la danse. Tels furent les progrès de notre instruction.

Ma sœur aînée placée avant moi en sortit plus tôt et fut mariée au bout de l'année. Je soupirais après la même destinée. N'ayant aucune disposition pour les talents incomplets

<page 3> qu'on me forçait d'acquérir et dont je sentais l'infériorité, l'emploi de mon temps me semblait perdu.

Deux sentiments absorbaient mon être entièrement. L'amour de Dieu et celui de mon pays ! Je devais le premier à une tendance naturelle que je considère comme une grâce particulière du souverain dispensateur de tout bien et que de bonnes lectures et instructions chrétiennes développèrent et fixèrent en moi ; et mes sentiments patriotiques, à ma famille, à mon entourage, à mon pays, à l'air natal. Que de fois dès ma plus tendre enfance n'ai-je pas pleuré amèrement en écoutant les récits des malheurs de notre infortuné pays ! L'usurpation étrangère, les horreurs exercées à Prague, l'humiliation d'une nation dont je faisais partie, soulevaient tout mon être d'indignation. Que de fois au tribunal de la Pénitence mon confesseur me disait : " Ma fille pardonnez aux ennemis de votre patrie comme votre sauveur a pardonné à ses assassins, la haine ne doit pas habiter dans un jeune cœur comme le vôtre ". Mon père, répondais-je, c'est le mal, les crimes qu'ils commettent, la loi de Dieu qu'ils violent que je hais et méprise en eux. Ne m'avez-vous pas appris à haïr le vice ? Naturellement d'un caractère doux, indolent et calme, rien ne pouvait m'émouvoir

<page 4> plus vivement que lorsqu'on me prédisait, pour me pousser à bout, que j'épouserais un russe ou un allemand ennemi.

Je me sentais indignée à cette seule supposition et je faisais des soubresauts comme si un fer chaud m'avait brûlée. Je ressentais un mépris profond pour toutes celles de mes compatriotes qui ont fait taire la voix du patriotisme pour n'écouter que celle du cœur ou de l'ambition, en s'unissant aux oppresseurs. Aussi me plaisantait-on souvent là-dessus pour me taquiner.

C'est avec ces sentiments que j'entrais en pension et que j'en sortis à quinze ans et demi pour revenir à la maison maternelle.

Ma mère toute à ses occupations économiques eut à peine le temps de m'examiner. Son premier coup d'œil me fut cependant favorable car elle dit en passant la main sous mon menton : " Marie a embelli, Dieu veuille lui trouver un mari bientôt, ce serait une charge de moins ".

Quelques jours après mon installation sous le toit natal, un samedi qui se trouvait être la veille de la Pentecôte, elle me signifia l'ordre de préparer une toilette soignée pour le lendemain, car, disait-elle, nous irions entendre la messe à l'église paroissiale de Walewice et comme le Comte de Walewski seigneur du lieu a l'habitude d'inviter ses voisins à dîner au château, je présume que nous serons obligés d'y aller, et je désire que vous paraissiez avec avantage.

<page 5>
J'étais trop jeune pour donner un sens aux paroles de ma mère, et j'aimais assez la parure pour trouver ma satisfaction à accomplir cet ordre, mais sans aucune autre arrière-pensée que celle d'être bien mise et de m'amuser.

Je savais d'ailleurs que le Comte de Walewski était un vieillard de 70 ans dont le petit fils avait neuf ans de plus que moi. Veuf depuis quinze ans, il habitait sa campagne où il ne voyait que des voisins, lorsqu'il les recrutait à l'église. Je n'en savais pas plus alors, et je ne ressentais aucune curiosité d'en savoir davantage.

Arrivée à l'église, je fus toute à Dieu et ce n'est que le service divin fini que j'aperçus le vieux Comte de Walewski s'approcher de ma mère, la complimenter sur mon retour et ma figure, en lui faisant l'invitation attendue.

Au château je m'aperçus que les plaisirs de ma journée ne seraient pas gais. Notre réunion se bornant au maître de la maison, le curé du lieu et quelques individus à triste figure.

Les premiers préludes d'échanges de compliments passés, ma mère apercevant un piano dans le salon s'empressa de l'ouvrir, pour produire ce qu'elle appelait mes talents. J'eus beau résister, il fallut

<page 6> se soumettre de bonne grâce et faire entendre mon répertoire de danses nationales qui bien mal joué sur un piano discors, n'en fut pas moins applaudi à grand bruit.

Je suis fâchée de n'en pas savoir autant dit encore ma mère, à mon grand chagrin, vous l'auriez vu danser et c'est son triomphe, c'est là où elle excelle.

Eh bien Madame, il ne tient qu'à vous de me procurer ce plaisir ; voulez-vous accepter un bal chez moi, je m'empresserai de vous l'offrir.

Je le veux bien, répondit ma mère enchantée. C'est à des seigneurs riches comme vous l'êtes Monsieur le Comte, à donner des réunions aux pauvres voisins comme nous et faciliter aux mères la possibilité de produire leurs filles et de les établir.

Je souffrais de ce propos, mais l'espoir du bal me plaisait à travers ce mécontentement. Car je n'en avais d'autre idée que par ouï dire et ces descriptions me l'avaient présenté comme l'apogée du plaisir.

Au dîner le Comte de Walewski fut rempli d'attentions pour moi. Les confitures, douceurs, ne furent pas épargnées. Vous sentez bien que j'y fis plus d'attention qu'à celui qui me les offrait. Pour abréger, chargée de cornets de bonbons, de nougats, de bouquets, nous quittâmes le Comte de Walewski avec la promesse de revenir le dimanche

<page 7> prochain, jour fixé pour le bal projeté...

Ma chère Marie, me dit ma mère pendant que nous traversions en voiture la grande cour, ainsi que les belles avenues du château, si vous pouviez régner ici, cela ne serait pas si mal. J'aurais une vieillesse heureuse et tranquille...

Comment cela ma mère (car je ne la comprenais pas).

Ah ! mon enfant, vois-tu , Monsieur Walewski est vieux, cela est vrai mais aussi il est riche. En vous épousant il serait tenu par l'usage du pays à vous faire de grands avantages de fortune, étant veuf et vous fille. Tous ses enfants sont déjà établis et loin de lui. Son caractère est bon, doux, vous en feriez tout ce que vous voudriez. Et ce beau château, ce parc, ce magnifique mobilier nous donneraient un grand bien être. Vous pourriez aider vos frères, vos sœurs et me faire couler une heureuse vieillesse.

Je n'eus pas la force ou le courage de répondre et je regardais ma mère pour lire dans ses yeux si ce qu'elle disait était sérieux. Voyant son air grave, rembruni par une teinte de sévérité je ne sus que penser. Je restais interdite.

J'ai bien remarqué poursuivit-elle l'effet que vous produisîtes sur

<page 8> le vieillard. Il n'a pas détaché ses regards de dessus vous pendant toute la messe et le dîner, et si vous vouliez y mettre un peu de complaisance, de bienveillance, je suis plus que certaine que la semaine prochaine après le bal, il ne demanderait pas mieux que de vous donner le titre de Comtesse de Walewska et son beau château !

Ah ! Que Dieu m'en préserve, fut la réponse qui m'échappa spontanément. A peine l'eus-je lancée qu'un vigoureux soufflet m'en fit repentir. Habituée à craindre et honorer ma mère, même dans ses emportements, je ne répliquais plus. Mes larmes m'inondèrent, tandis qu'elle continuait à m'accabler de reproches, m'assurant que si je perdais ce parti en le repoussant, je perdrais aussi sa tendresse pour jamais, que n'ayant aucune dot, car le revenu du village suffisait à peine à l'entretien de mes frères, je ne pouvais compter sur un mariage d'inclination, que je lui étais une charge pesante, qu'elle avait contracté une dette pour suffire aux frais de mon éducation, et qu'en un mot de toute manière il serait plus avantageux pour moi ainsi que pour ma famille d'épouser un homme âgé mais riche, que de vivoter misérablement comme ma sœur aînée qui avait

<page 9> formé une union selon son cœur, mais qui se trouvant chargée d'une nombreuse famille sans moyens de la soutenir, se repentait un peu tard de n'avoir consulté que son inclination.

Toutes ces réflexions faisaient cependant peu d'impression sur mon esprit, car l'image du Comte de Walewski avec ses 70 ans était trop repoussante pour une imagination de quinze ans et demi. Cela ne m'empêcha pas toutefois de m'occuper sérieusement des apprêts du bal. J'espérais aussi que le vieux Comte de Walewski ne voudrait pas se donner le ridicule d'un mariage aussi disproportionné.

Au reste, nous sommes si disposés à repousser les pensées pénibles et rapprocher celles qui nous sont agréables, qu'à mon âge, d'autant plus je masquais le noir avenir par tant de gaze, de bouquets, de guirlandes de fleurs, couronnant le tout par la magie du bal, de la danse, que je finis par ne plus voir que roses sans épines.

 

CHAPITRE 3

<page 1>
Enfin le grand jour arriva. Ma mère assista à ma toilette et en fut si satisfaite qu'elle me dit : vous êtes bien, très bien, mais je ne vous aimerai que lorsque vous m'aiderez de tout votre pouvoir à réussir dans mon projet, car alors nous serions très heureux grâce à vous.

Je baisais la main de ma mère sans toutefois promettre de la contenter.

Nous partîmes. De nombreux

<page 2> équipages encombraient la cour du château. Un frisson me saisit. C'était ma première entrée dans le monde et j'apercevais déjà le vieux Comte, un gros bouquet de roses en main, paré comme un jour de noces, d'un habit de chambellan du roi Stanislas Poniatowski, orné de l'imposante décoration du cordon bleu et de son étoile retenant avec le bouquet l'unique mèche de cheveux gris que le vent repoussait en arrière malgré ses efforts et nous présentant l'autre pour descendre de voiture.

Ce bouquet de roses à peine épanouies sur cette tête chauve et vieille me frappa désagréablement.

" J'attendais impatiemment la reine de mon bal me dit-il (en me présentant), arrivées sur le péristyle (le beau bouquet) ". Il offrit le bras à ma mère, je les suivis dans le salon qui était fort éclairé et animé par une nombreuse compagnie à laquelle ma mère me présenta. Eblouie, embarrassée par les éloges flatteurs qui me venaient de tous côtés, je ne distinguais rien car j'étais étourdie par la nouveauté des objets qui m'entouraient.

Après le thé on passa dans la salle de danse et le Comte de Walewski ouvrit le bal par une polonaise avec ma mère. Quant à moi je fus invitée par un jeune homme de l'extérieur le plus distingué. J'avais remarqué qu'il avait été présenté à ma mère

<page 3> mais son nom m'avait échappé. Timide, ne connaissant personne dans cette assemblée, je n'osais le demander. Mais sa grâce, l'air d'aisance de ses manières nobles, les nombreuses décorations qui ornaient sa boutonnière, lui donnaient une supériorité trop marquante dans cette société pour ne pas fixer ma curiosité et mes remarques.

Il sut tirer parti du temps que nous passâmes à promener ensemble tant que durèrent les danses polonaises qui se succédèrent et qu'il sut adroitement diriger de manière à reprendre très souvent sa place auprès de moi, si bien que la danse finie, je restai convaincue que son esprit était aussi aimable que sa figure et ses manières.

Mais bientôt toutes ces préventions favorables qui filtraient rapidement et fascinaient ma jeune imagination de rêves fantastiques, de désir de plaire, d'espérances vagues, mais agréables, furent subitement détruites par un seul mot. Lorsque le Comte de Walewski le tenant par la main et s'avançant vers moi me dit : " Voici un oiseau de passage que j'arrêtai au vol pour vous présenter un partenaire digne de vous. A votre arrivée je l'ai déjà fait, mais Monsieur de Souvorov trouve que ce n'est pas assez ".

Non, je ne saurai rendre le bouleversement intérieur que je

<page 4> ressentis au retentissement de ce nom, si connu pour avoir figuré parmi les ennemis les plus acharnés de notre patrie.

Monsieur de Souvorov restait immobile à me contempler en silence. Il se trompa fort sur ce trouble si visible que je ne pus réprimer tant il m'agitait. Il crut, avec une joie qui tenait du ravissement, avoir allumé par la fascination d'un premier regard d'amour, cette étincelle qu'une mutuelle sympathie transforme en brasier ardent. Il faisait des rêves aussi attrayants que l'avaient été les miens quelques instants avant. Tandis que repoussant avec horreur l'image qui m'avait tant plue je m'efforçai de ne ressentir que le regret d'avoir éprouvé presque de l'admiration pour un homme portant un nom qui m'était odieux.

En un mot c'était un russe et mon cœur se soulevait contre cette origine ; je la voyais teinte du sang de mes compatriotes, oppressant ma terre natale.

Mais tandis que j'évitais ses regards embrasés qui me suivaient toujours, qui me cherchaient partout, il redoublait d'empressement, prenant sans doute pour de la timidité, de l'embarras de jeunesse, l'expression glaciale que je m'efforçais de substituer à celle toute différente qui m'animait avant sa présentation.

Vers la fin du bal, le Comte de Walewski vint

<page 5> me féliciter sur la brillante conquête que j'avais faite.

C'est possible, dis-je, mais ce n'est pas réciproque. Jamais un Souvorov ne parviendra à me plaire.

Vous êtes bien difficile Mademoiselle Marie, Monsieur de Souvorov est un homme charmant, toutes les dames de Varsovie se l'arrachent. Outre ses avantages personnels, il est possesseur d'une immense fortune.

Ah ! , M'écriais-je, il l'a doit sans doute aux confiscations des victimes nobles et dignes que son père a dépouillées. Fi ! L'horreur ne m'en parlez pas.

Mais le fils n'est pas le père. Savez-vous qu'il a de très nobles sentiments, qu'il estime notre nation et n'approuve nullement les droits du plus fort exercés par la sienne. Il revient de Londres, une voiture brisée sur le grand chemin à une lieue d'ici, l'a forcé de venir jusque chez moi demander mes ouvriers qui sont habiles. J'ai accordé sa réclamation sous condition d'assister à mon bal. Il n'osa refuser quoique cela le contraria fort, je le voyais, et maintenant qu'il vous a vue, il voudrait, comme Pénélope avec sa broderie, voir ses roues remises à neuf ainsi que les ressorts de sa voiture, rebrisés. Il est tout étonné d'avoir trouvé dans un bal de province son idéal, comme il me l'a fait entendre. Ne le repoussez donc pas Mademoiselle Marie, son admiration doit au moins lui valoir un bon accueil.

Ah ! Monsieur, un russe ne doit jamais s'attendre à un bon accueil de ma part.

Allons, allons, un joli homme, aimable,

<page 6> spirituel et riche, l'est toujours de telle nation qu'il soit.

C'est possible pour d'autres, mais pas pour moi.

Comment ? Par exemple si je me mettais sur les rangs avec lui, Mademoiselle Marie, hein, que diriez-vous ? Me donneriez-vous la préférence ?

Laissons ce propos Monsieur le Comte.

Non, non, je veux vous mettre au pied du mur, et voir jusqu'où peut aller votre patriotisme. Je n'en démordrai pas. Il faut répondre à ma question. Si vous n'aviez d'autre chance qu'un vieillard compatriote et un jeune et aimable russe, lequel de nous...

Certainement à mon compatriote si je n'avais pas d'autre porte de sortie.

Ah ! Voici une restriction encore.

Monsieur de Souvorov pendant tout ce dialogue ne laissait de nous observer et d'écouter, mais il n'entendait pas car nous parlions notre langage. A la fin, ennuyé de sa durée, il le rompit en se plaçant devant moi, ce qui dans ce moment de crise que me faisait subir le vieux comte était un véritable service rendu à mon embarras dont je fus très aise tout en donnant à mon air une expression contrariée.

Monsieur de Souvorov finit cependant par s'apercevoir de la sécheresse que je mettais dans les réponses que les effusions expressives nécessitaient.

Il avait beau mettre en jeu tout ce qu'un cœur épris a de magie pour me faire apercevoir la préférence exclusive, l'impression forte que j'avais produite sur son cœur, je restai muette, froide, sèche,

<page 7> sans plus poser mes yeux sur les siens. J'avais peur de son regard. Il me paraissait porter le privilège de la fascination. Je l'avais éprouvé...

Bientôt une teinte de dépit et de tristesse remplaça l'enjouement et l'aisance qui le distinguaient au commencement du bal.

Ma mère jouissant de mes succès, s'en promettant les plus désirés résultats, resta une des dernières. Je fus obligée de lui rappeler qu'il était très tard et qu'une grande partie de la société s'était retirée.

Au milieu de l'ivresse du plaisir, des triomphes de la vanité, un malaise intérieur que j'aurais voulu me cacher à moi-même m'agitait péniblement.

J'espérais le faire cesser en revenant dans notre paisible demeure. Nous ne pûmes quitter le salon sans être aperçues. Le maître de la maison, après avoir reçu mes remerciements, donna le bras à ma mère. Le Comte de Souvorov s'empara du mien avec ardeur et tout en me conduisant à la voiture il me dit d'un ton pénétré " Je serais trop malheureux si cette délicieuse soirée à laquelle j'étais si loin de m'attendre ici ne devait me laisser que des souvenirs " ! Je n'eus ni le temps, ni la force de répondre, dégageant ma main qu'il pressait sur son cœur, je m'élançais dans la voiture avec l'élan de la crainte échappant au danger.

Nous partîmes, ma mère toute occupée de ses projets bâtissait des châteaux en Espagne tout le long du chemin me faisant des questions auxquelles je répondais

<page 8> tout de travers, car je ne l'écoutais même pas, une agitation intérieure me bouleversait ; j'étais mécontente de moi-même. J'eus beau vouloir repousser l'image que j'entourais de toutes les haines de mon patriotisme, elle revenait sans cesse ornée de tout son prestige de séduction ; de ce regard que j'avais fixé à peine et qui me poursuivait avec toutes ces expressions d'amour, toutes ces promesses de bonheur, et faisait palpiter mon cœur ! Inutilement en cherchais-je d'autres, je fus effrayée de n'y avoir vu personne, remarqué personne que lui seul ! Tout s'effaça jusqu'au souvenir de la fête, de la danse, du plaisir, tout, excepté lui !

C'est alors que me rattachant par violence à l'opinion dominante de toute ma vie, que je me plaisais à énoncer à qui voulait l'entendre, et qui m'avait valu le surnom de zélée patriote, je frissonnais en sondant mon cœur et le trouvant si différent de la veille encore. Aussi mon premier mouvement en arrivant, avant même d'ôter ma robe de bal et les fleurs qui me couvraient, fut-il de tomber à genoux au pied de mon lit en invoquant l'assistance divine. Jamais je n'ai prié avec plus d'ardeur ; mais la seule demande qui s'échappait par torrent de tout mon être fut " Mon Dieu, mon père, ne permets pas que je donne mon cœur et mes affections à un ennemi de ma patrie et de ma religion ".

Plus calme après cette fervente prière, je me couchais sans pouvoir m'endormir

<page 9> et quand la lassitude fermait ma paupière et m'assoupissait, mes rêveries reproduisaient l'image dangereuse que je voulais écarter.

Je me levais avant le jour, courant au jardin rafraîchir ma tête brûlante. J'aimais à cultiver les fleurs, le soin de les arroser, rattacher, rapproprier était ordinairement la première tâche de ma matinée.

Cette occupation trop prolongée quelquefois me valait souvent des réprimandes, car elle m'en faisait oublier de plus utiles. Eh bien, cette fois-là il n'en était plus ainsi, à peine leur donnais-je un coup d'œil, tant il est vrai que quand une forte pensée remplit toute notre âme, aucune autre ne saurait y trouver place.

J'eus encore recours à la prière et je m'aperçus que c'était le seul soulagement efficace pour apaiser la lutte de ma raison avec mon cœur. Aussi ne quittais-je plus mon Imitation de Jésus Christ, y cherchant tous les chapitres concernant ma situation.

J'appris par cœur à force de le répéter dans le chapitre 11èmequ'il faut examiner et modérer les désirs de son cœur. Dans le 13ème quelle résistance il faut opposer aux tentations. Dans le 15ème qu'en toute chose il faut demander à Dieu son secours et avoir confiance de recouvrer sa grâce. Dans le 35ème que durant cette vie on n'est point en sûreté contre les tentations sans la prière et dans le 36ème qu'il ne faut jamais laisser

<page 10>prendre une fausse route à l'imagination et qu'il faut savoir la diriger.

Moins abattue, raffermie par le cordial divin dans lequel j'avais toute confiance, je repris courage pour la lutte.

Plusieurs personnes du voisinage vinrent nous voir. Comme c'étaient d'intimes connaissances à ma mère, je ne pus éviter leurs plaisanteries.

Eh ! bien Mademoiselle Marie, quelle est maintenant votre opinion sur les Russes, leur trouvez-vous toujours l'écorce ours ?

Blâmerez-vous toujours celles qui ont fait brèche à leur patriotisme pour céder aux mouvements irrésistibles d'une passion que la réunion de tant d'avantages justifie ?

Je polissais, je le sentais, et cependant je soutins mon rôle jusqu'au bout. Mes lèvres exprimaient le contraire de ce que j'éprouvais intérieurement ; mais je n'hésitais à dire toujours " Je n'aurai jamais qu'une opinion là-dessus ".

Vous avouerez cependant qu'on ne peut être plus séduisant, plus aimable, avoir des manières plus nobles. Une physionomie qui éveille du premier abord un sentiment de bienveillance que nous avons tous ressentis en le voyant.

J'en conviens, mais une polonaise doit fermer les yeux à toutes ces perfections, se rappeler le passé et craindre l'avenir. Telle fut ma réponse.

La journée ne se passa pas sans nous amener le Comte de Walewski avec son redoutable hôte.

J'étais sur les épines craignant qu'un regard non comprimé ne trahisse mes impressions intimes, surtout devant les

<page 11> personnes qui, je savais, m'examinaient attentivement pour triompher de ma défaite et présomption.

La conversation devint générale. J'étais placée de manière à ne donner aucun accès à une causerie particulière. Il nous étonna par ses connaissances sur l'histoire de notre pays, parla avec enthousiasme de nos hommes célèbres par leur patriotisme et dévouement à leur patrie. Chacune de ses paroles retentissaient dans mon cœur, et augmentaient ce rapport magnétique qui m'attirait malgré ma ferme volonté vers lui mais je n'en persistais pas moins dans ma résolution, murmurant d'ardentes prières au ciel pour demander son appui.

Vers le soir on proposa une promenade. Je vis à l'air satisfait de Monsieur de Souvorov, qu'il désirait en tirer parti et qu'il se préparait à une déclaration que je redoutais à en trembler d'effroi et à laquelle je ne savais que répondre. Malgré mes faux fuyants et les prétextes que je cherchais pour éluder son bras, je ne pus me défendre sans manquer à la politesse de l'accepter, ma mère me l'ayant ordonné.

Notre marche se ressentait des volontés différentes et opposées l'une à l'autre malgré l'accord et la sympathie du sentiment. Je réglai mes pas d'après ceux du groupe qui nous entourait et dont je craignais d'être séparée, tandis que Monsieur de Souvorov ralentissait

<page 12> les siens pour m'en écarter et rompre un silence qui l'oppressait.

J'eus beau faire, il trouva le moyen de me faire remarquer son douloureux regard de reproche qui me pénétra. " Ah ! me dit-il à demi-voix, serais-je donc assez malheureux pour n'être pas compris. Ou bien ne voulez-vous pas me comprendre. Sachez au moins Mademoiselle Marie que votre atmosphère est la seule qui me plaise. A peine l'ai-je respiré un instant qu'elle m'a enivré. Toute autre maintenant m'est un supplice. Comme je me sens bien ! Je hume cet air avec délice car il entoure votre demeure. Si ce n'est pas le bonheur lui-même encore, c'est au moins l'indication que j'en suis bien près. Voudriez-vous m'aider à le trouver ? Seriez-vous assez insensible, assez cruelle pour me refuser ?

Mes pieds tremblaient, les battements redoublés de mon cœur m'ôtaient la voix pour répondre.

Je sentais que ma réponse allait être décisive, irrévocable. Je savais que j'allais renoncer à jamais à tout bonheur du cœur. J'hésitais. La pitié, l'amour comprimé allait éclater et rompre toutes les barrières opposées à son débordement. Mes yeux s'élevèrent vers le ciel et il m'envoya la force de lui répondre même avec fermeté. " Que le soin de lui faire trouver le bonheur ne m'était pas réservé, que de trop grandes distances nous séparaient pour pouvoir nous rapprocher ".

Des distances ! ah ! D'un saut je les

<page 13> franchirais toutes ! Un seul mot seulement et je ne vous quitte plus. Oh Mademoiselle Marie regardez-moi !

Je n'en eus pas le courage, mais j'eus celui de m'écrier en m'échappant jamais, jamais !

Mes pleurs m'inondaient. Je mis un mouchoir sur ma figure prétextant un saignement de nez et m'enfermant à double tour dans ma chambre, j'y donnai un libre cours à mes larmes.

Ah ! Mon Dieu, pensais-je, c'est la présomption, l'orgueil qui m'ont perdue. Où est la force dont j'étais si fière. Je condamnais les autres, et le même sentiment coupable s'est emparé de moi avec tant de violence que je ne sens plus la possibilité de le combattre.

Mon Dieu ! mon Père ! pardonne, prends pitié, guéris et soutiens ma faiblesse.

Je restais ainsi comme anéantie, prosternée devant les images divines suspendues au-dessus de mon lit.

Ma mère frappa à ma porte. Je prétextais un violent mal de tête. Elle fut effrayée en me voyant. Qu'avez-vous donc ? Vos yeux sont comme si vous aviez pleuré. C'est le bal d'hier qui vous aura donné cette incommodité ! Dormez et cela passera. Elle sortit après cette recommandation ne se doutant même pas de l'orage affreux que je ressentais et qui repoussait bien loin de moi le sommeil réparateur qu'elle croyait un remède infaillible.

Le reste de cette journée ainsi que la nuit suivante m'ont laissé un souvenir

<page 14> ineffaçable de douleur. Tantôt craignant de descendre dans le fond de mon cœur, j'étais dans l'anéantissement des idées. Tantôt la séduction revenait avec toute sa magie. Les moyens de concilier mes volontés opposées se présentaient en foule. Puis, le ridicule, les triomphes malins, la désapprobation de tous les nobles et dignes patriotes était là comme un épouvantail qui refoulait l'élan de l'âme et je pleurais amèrement.

A huit heures du matin, ma femme de chambre m'annonça l'arrivée du vieux Comte de Walewski. Je lui recommandai de dire à ma mère que je ne pouvais assister au déjeuner, ni quitter mon lit, mon indisposition augmentant au lieu de diminuer. Paraître dans ce salon me semblait un supplice alors, je rentrai dans mon lit feignant de dormir.

Ma mère vint à plusieurs reprises poser sa main sur mon front et mes joues brûlantes. Elle a une forte fièvre, disait-elle, mais cela passera... Avertissez-moi quand elle se réveillera.

Je n'en eu garde tant que je supposai la visite durer. Le bruit d'une voiture s'étant fait entendre, présumant que c'était celle du Comte de Walewski. J'ouvris mes yeux. Ma mère accourut. Il est parti. Ecoutez Marie ce que j'ai à vous dire vous ranimera peut-être.

J'ai deux propositions à vous faire. Vous êtes la maîtresse de

<page 15> choisir, mais vous ne l'êtes pas de refuser l'une et l'autre et je ne crois pas que vous en ayez la sottise.

Le Comte de Walewski a commencé par me faire une belle déclaration au nom de Monsieur de Souvorov. Ce jeune seigneur russe met sa fortune, ses titres et son cœur à vos pieds, vous offre tous les avantages de fortune que j'exigerai, souscrit à toutes les conditions que je voudrai lui imposer, promet de faire l'acquisition d'une terre ici près pour ne pas vous éloigner de votre pays, de votre famille ! Qu'avez-vous à dire là-dessus ? Voici une lettre pour vous à ce sujet (et elle me rendit la lettre que je n'osais ouvrir) et continua :

" Allons décidez-vous. J'avoue que malgré mon éloignement et même haine pour cette race maudite d'ennemis de notre chère patrie, je trouve ce jeune homme bien accompli et mes préventions cessent pour lui, qu'en dites-vous ? Ce n'est pas que je lui préférasse notre vieux Comte de Walewski pour gendre, mais enfin je conçois que vous devez préférer le plus jeune. Si cependant comme me l'a assuré le vieux Comte, vous persistiez toujours dans votre constante détermination de ne vouloir pas d'un russe, il se met sur les rangs avec les offres les plus brillantes aussi. Vous avouerez Marie que c'est bien beau de sa

<page 16> part de mettre en avant son rival qu'il croit plus digne que lui de vous posséder.

Si donc votre patriotisme vous empêche d'accepter l'un, j'entends que l'autre soit écouté.

Ma mère m'écriais-je en larmes, les mains tendues vers elle, ayez pitié de moi. Aucun des deux ne me convient.

Marie je vous l'ai dit, vous avez le choix libre. Mais Dieu vous garde de répéter ce qui vient de vous échapper (son regard sévère m'atterra).

Vous vous déciderez pour l'un d'eux sans tarder si vous ne voulez pas encourir ma, ma...

Ma mère, arrêtez. Ne prononcez pas cet affreux mot, dis-je en sautant de mon lit et tombant à ses pieds, le désespoir dans l'âme. Ne savez-vous donc pas que ma volonté sera toujours courbée sous la vôtre ? Disposez de moi pour le Comte de Walewski. Le bonheur n'est plus fait pour moi. J'y ai renoncé de mon plein gré. J'ai pris la raison pour guide et elle se trouve en opposition avec mon cœur.

Ma mère ne comprenait pas trop la fin de mon discours, mais satisfaite du commencement elle m'embrassa avec tendresse pour la première fois de ma vie.

Je te remercie Chère Marie, dit-elle. Je suis contente de ton choix, il s'accorde avec mes désirs et des

<page 17> espérances de longue date.

Je vais de ce pas rendre réponse à ce cher Comte. Aussitôt qu'elle fut partie, ma main machinalement décacheta la lettre qu'elle tenait. A travers mes larmes et mes sanglots je distinguais ces mots que j'effaçais par mes larmes, tandis qu'ils se transcrivaient dans mon souvenir pour toujours.

" Le fatal jamais ! n'a pu sortir de votre cœur et cependant il résonne douloureusement dans le mien ! Ah ! Rétractez cette tant poignante sentence.

Laissez-moi vous pénétrer du sentiment profond que vous m'inspirez. Car si après avoir ressenti cet attrait si puissant, si impérieux que je cherchais vainement de par le monde, il m'échappait au moment où je brûle de m'y livrer. Marie ! Vous répondrez à Dieu de mon désespoir. Dictez des lois, je m'y soumettrai aveuglément. Patrie, fortune, avenir contre ton cœur, ta main, est un échange bien doux ". Souvorov.

Fatiguée de sentir, épuisée d'émotions douloureuses, effrayée de l'avenir qui venait d'être fixé irrévocablement pour moi, je crois que ma raison m'abandonna. Je ne me rappelle plus qu'une horrible douleur de tête et une oppression de poitrine. Une fièvre inflammatoire s'étant déclarée à la suite, je fus pendant trois semaines entre la vie et la mort.

Aussitôt que je pus débrouiller mes

<page 18> idées du délire furieux qui les tenaient enchaînées, j'aperçus le Comte de Walewski au chevet de mon lit.

" Ma chère Marie, me dit ma mère, le voyez-vous ce cher Comte qui n'a pas quitté votre ruelle depuis votre danger. Il a fait venir toute la faculté de Varsovie pour vous sauver. Il a tué tous ses beaux chevaux à force d'envois pour vous. Ah ! sans lui j'aurais perdu la tête.

A mesure que ma mère parlait et que ma tête s'éclaircissait, le souvenir du passé revenait avec l'image regrettée et que la vue du Comte de Walewski reproduisait naturellement. Qu'a-t'il dit ? Qu'a-t-il fait ? Son désespoir ! Grand Dieu ! détourne le malheur affreux qui pèserait sur le reste de ma vie comme un poids accablant. Et la fièvre revenait avec ses fantômes, son délire.

C'est ainsi que pendant trois mois je luttais contre un mal physique que le moral rejetait dans le danger par une seule pensée. A la fin dans un moment de relâche, j'osais demander au Comte de Walewski des nouvelles de son ami.

Ma chère Marie, me répondit-il nous parlerons de cela quand vous aurez repris vos forces ; qu'il vous suffise de savoir que je l'ai éconduit comme vous l'aviez désiré et qu'il est reparti de suite pour Saint Petersbourg. Cette réponse ne me satisfit pas, mais il fallut s'en contenter.

Je revins à la vie, mais à regret. Je m'étonnais qu'un rayon de bonheur à peine entrevu, échappé aussitôt, ait pu décolorer et flétrir mon existence, briser mon cœur si profondément. Une

<page 19> indifférence passive et apathique succéda à cet état. Je ne pensai plus à éviter l'union qui me faisait peur. Tout m'était indifférent. Je finis même par préférer cette résolution à toute autre. Je me dévouais à ma famille et l'âge du Comte me faisait espérer qu'il aurait moins d'exigence qu'un autre plus jeune à un sentiment que je ne me sentais plus capable d'éprouver et de donner.

Il faut cependant que je rende justice au Comte de Walewski me voyant si accablée, si triste, quelques jours avant celui qui était fixé pour notre union. Il me demanda avec sollicitude la cause mon chagrin et cette langueur dont j'étais pénétrée. Ma chère Marie, vous savez que je vous ai offert un homme charmant sous tous les rapports, doué de tous les avantages. Je ne me suis mis sur les rangs qu'après lui. Je ne pouvais croire à la sincérité de vos objections contre un russe aussi séduisant. Le désespoir de cet intéressant jeune homme me causa même beaucoup de peine. Je fus obligé de lui faire accroire qu'une passion malheureuse désapprouvée par votre mère était la cause de votre refus. Cet aveu fit cesser les poursuites qu'il s'obstinait à faire auprès de vous et le décida à un coup de tête. Car enfin il était destiné à remplir une autre carrière plus brillante, plus agréable, que celle d'aller combattre les persans où il veut se faire tuer ! Vous avez accepté volontairement mes vœux, votre mère m'a même assuré que lorsqu'elle vous laissa le choix libre de l'un de nous, vous vous êtes prononcé en ma faveur sans son influence. Je sais que je ne suis plus d'âge à vous inspirer un sentiment d'amour, mais donnez-moi votre amitié, votre confiance, soyez

<page 20> assurée que vous n'aurez pas d'ami plus vrai, plus prompt à tous les sacrifices, pour assurer votre bonheur. Dites un mot, et je me retire, si je vous suis odieux. Ah, pensai-je ! et cet autre aussi a fait un sacrifice ! Le voilà relégué dans un autre hémisphère, sa carrière bouleversée, son avenir assombri grâce à moi !

Non... il faut remplir le mien ! Et je donnai ma main au Comte en lui disant que puisqu'il était assez raisonnable pour n'exiger que mon amitié et mon estime, je ratifiais ma promesse, certaine de ne pas le faire repentir de la confiance qu'il m'accordait. Ah ! Que cette promesse fut téméraire !

Je saute par-dessus le temps qui s'écoula jusqu'à mon mariage. Enfin ce terrible jour passa comme ceux qui l'avaient précédé.

 

CHAPITRE 4

<page 1>
On me para. On me conduisit à l'autel, on souleva ma main pour la placer entre celles de celui qui en obtenait l'acquisition. Je ne sais, ni ce que je faisais, ni ce que je pensais, ni même ce qui se passait autour de moi alors.

C'est une époque de ma vie qui a passé comme un tableau fantasmagorique, aérien, dont le seul souvenir est le vague.

Trois ans s'écoulèrent ainsi. Ma mère radieuse d'avoir atteint le but auquel elle visait depuis nombre d'années. Le Comte charmé d'avoir une jeune épouse à placer dans son beau château comme un ornement de plus à présenter à ses voisins ; et moi toujours languissante, triste, apathique, puisant ma résignation dans la prière, et mes exercices religieux !

Je devins mère !... alors seulement ma vie fut ranimée. Car elle fut transportée dans cet autre être chéri. Rien de personnel ne se glissait plus dans ce que j'éprouvais. Il me semblait que j'avais quitté la vie pour moi et que c'était mon fils qui la recommençait.

De là mes idées patriotiques assoupies,

<page 2> mais non détruites se réveillèrent avec plus de force. Je n'osais plus à cause de lui, revenir sur le sacrifice douloureux que je leur avais faites. Loin de cela j'étais fière et satisfaite d'avoir remporté cette victoire...

Je me rattachais donc avec plus d'énergie encore, à tout ce qui avait rapport à mon pays ! N'avais-je pas un fils polonais !

Nous étions à l'époque, où le vainqueur de l'Europe donnait des lois au monde comme aux souverains !, disposait des états à sa volonté, élevant de nouvelles dynasties, rabaissant les anciennes ! Quel temps !... plus propices pour nos espérances !... Aussi la fermentation était-elle générale ! Revendiquer nos droits, notre indépendance nationale, secouer un joug honteux, oppressif et illégitime où nous tenaient trois puissances réunies ! Tel était le vœu universel, qui filtrant depuis la haute classe jusqu'au peuple faisait mousser les esprits.

Prompts à saisir l'espérance pour la réalité, dans chaque traité conclu par le vainqueur, on croyait figurer pour clause principale, la renaissance de notre toute chère patrie !

Depuis longtemps notre jeunesse avide de gloire l'avait cherchée et trouvée sous ses drapeaux !

La France devint la patrie adoptive des proscrits ainsi que de tous les nobles et dignes fils de la mère commune.

Ils s'arrachèrent à l'amour de leurs familles, au sol natal ! Aux fortunes même qu'ils possédaient, aux chaînes d'or qu'on leur offrait, pour aller étudier l'art de la guerre, sous le plus célèbre des guerriers !, et acquérir par une vaillance éclatante, et un dévouement entier, des droits à l'appui d'une grande nation ! mais dans cet exil

<page 3> volontaire, ils n'ont pas conçu un vœu, poussé un soupir ! nourri une espérance ! qui ne s'adressa à la mère commune ! C'était cette espérance dans un meilleur avenir pour elle qui soutenait leurs efforts, écartait d'eux le découragement, et formait ce lien universel, tendant toujours au même but ! L'affranchissement de la Patrie !

Eprouvés par la même souffrance, déchirés des mêmes regrets ! Quelques-uns portaient sur la poitrine, en mémoire de leur pays, en guise de relique sacrée des petits sacs remplis de terre natale, qu'ils ne quittaient qu'avec la vie et qu'on retrouvait serrés contre leur cœur, quand on relevait leurs corps après les batailles ! Ah ! Dans cette pression d'un mourant se trouvait une dernière étreinte d'amour pour une mère, une épouse, une amie chérie, foulant cette terre sacrée pour laquelle il avait fait le sacrifice de sa vie et de ses affections.

Des faits éclatants avaient attirés l'attention générale et surtout celle du juge par excellence en hauts faits guerriers. Les légions polonaises étaient à l'apogée de la gloire militaire ! Comment douter ?... qu'un secours si puissant pour terrasser les ennemis d'une grande nation pour partager les dangers, embrasser sa cause avec ardeur, resterait sans récompense. Etait-elle ? présomptueuse cette espérance fondée sur cette fraternité d'armes, formée à la même école, bravant la mort des braves et les palmes de la gloire ensemble ? Vrais fils de la patrie, plus elle était opprimée et malheureuse et plus ils déployaient d'efforts, voulant accumuler les obligations de la seule puissance capable de la replacer au rang qui était dû à cette mère captive.

Plus que personne je partageais ces sentiments d'affection pour ma terre natale, surtout depuis que j'étais mère d'un fils ! Je me sentais pénétrée d'une exaltation patriotique qui m'occupait uniquement et ranimait ma vie. Avide de nouvelles, je dévorais les journaux. Le Comte partageant ce vif intérêt

<page 4> me proposa le séjour de Varsovie pour être plus rapprochée des événements intéressants qui devaient se dérouler selon toutes les probabilités, des circonstances politiques du moment.

Napoléon ! Cet homme au bras de fer qui n'avait qu'à vouloir pour conquérir le monde - alors. Après avoir humilié l'Autriche, anéanti la Prusse, agrandi la Bavière, la Westphalie, la Saxe etc....allait enfin s'occuper des destinées de la Pologne. Son arrivée attendue ardemment dans la capitale, nous paraissait la fin de tous nos maux ! L'enthousiasme passionné qu'il inspirait donnait plus d'éclat encore à l'auréole de gloire qui l'entourait à nos yeux !

Et quel est l'être assez injuste ! pour blâmer cette admiration d'une nation oppressée qui n'avait d'espoir qu'en lui ! qui lui devait déjà la gloire immortelle de ses cohortes nationales, et les seules espérances d'avenir ! Il humiliait ses ennemis ! Il la vengeait, que de titres n'avait-il pas à son affection.

Le sentiment d'honneur pour un joug étranger ! conquis par la force n'est-il pas commun à tous et partout !

J'acceptai avec plaisir la proposition d'aller à Varsovie. Nous nous y rendîmes en 1806 vers la fin de septembre. Le Comte prit un hôtel et monta sa maison convenablement à sa fortune, avec l'intention de me présenter dans le monde et de l'y recevoir.

L'état de la société de Varsovie alors se trouvait échelonné comme dans toutes les grandes villes avec cette distinction cependant que partout ailleurs, la nationalité de langage natal, les usages, les formes, le tour d'esprit, ne nuit pas à l'élégance, à ce que l'on nomme dans le monde, le bon goût, le suprême bon ton, tandis

<page 5> que chez nous c'était un cachet de proscription sociale pour les jeunes. Pour paraître digne d'être introduite, associée à la haute société, il fallait adopter le langage, les manières et la mise étrangère, il fallait se dépouiller de son naturel pour se revêtir de couleurs exotiques et en imprégner son esprit.

Bien que l'éducation française était généralement adoptée dans nos pensions, c'était un faux vernis superficiel, qui devenait terne, souvent même ridicule, comparativement à l'éclat brillant que donnaient les voyages, la fréquentation sociale, et les lectures exclusivement françaises.

Il résultait donc de cet état de choses que malgré l'égalité de naissance, de fortune, de rang, et souvent même de rapports de famille, celles qui ne pouvaient aller chercher, l'esprit, la grâce, la vogue parisienne, ou donner des gouvernantes françaises à leurs filles, étaient réduites à former une société à part bien distincte que la haute qualifiait de la dénomination de société provinciale.

Il serait à souhaiter pour le bonheur humain que la seule valeur morale ait des droits aux distinctions et aux succès accordés à la vogue. Mais enfin cette infirmité humaine est presque générale et ne peut être guérie qu'au cas que la vertu soit un jour de mode.

Il faut aussi pour justifier ce goût antinational ajouter que les bouleversements de notre malheureux pays, ce funeste partage avait sapé dans les fondements nos institutions, arrêté la marche des progrès, paralysé tous les efforts.

Le siècle marchait en France, il s'était arrêté à notre porte, frappé par la commotion publique.

Les études d'un jeune homme de 1790 étaient à peine ébauchées qu'à l'appel

<page 6> de la patrie, elles furent abandonnées, plus tard l'émigration vers les légions, vers le point du globe qui tenait en dépôt les seules parcelles d'espérance que nous pouvions raisonnablement former, nous privait des lumières de ceux qui auraient pu les atteindre, les ramener vers nous. De plus le pouvoir oppressif contraire aux progrès intellectuels les proscrivait.

Tandis que les femmes plus soignées, cultivées sans interruption, ayant leurs facultés développées avec suite, progressivement, à la lueur de lumières étrangères, faute de flambeau national ! pour la plupart instruites, aimant les arts, les cultivant avec passion, puisaient constamment un aliment devenu indispensable à leur brillante et vive imagination, dans les trésors de cette littérature française si riche et si féconde ! C'est ce qui explique aussi, l'espèce de supériorité sociale que l'on accordait partout aux femmes polonaises, sur les hommes de cette nation, et le goût dominant, exclusif de celles-ci pour les sources où elles puisaient les bienfaits des lumières, ainsi que des succès qu'elles en obtenaient.

Notre sympathie innée pour la France nous a moulées françaises, notre instinct d'imitation nous porte toujours vers cette nation.

Paris a été et sera toujours le fanal qui nous éclairera, l'arôme qui nous parfumera, le grelot qui nous égayera, et ce précipice couvert de fleurs qui nous entraînera. Toutes les révolutions sociales opérées en France franchissent l'espace à travers les autres nations pour nous atteindre et soumettre la société polonaise aux mêmes chances, telle la circulation du sang dans un même corps ; le bien et le mal coulent jusqu'à nous de la même source, malgré les efforts

<page 7> réunis des puissances oppressives ! Cette sympathie, cet attrait existera toujours et nourrira encore l'espoir d'un avenir ! obtenu par son secours !

Tel a été mon aperçu en masse à mon arrivée dans la capitale ; passons maintenant aux membres les plus marquants composant le corps social et dominant tous les autres, à commencer par notre Prince Poniatowski, notre Bayard polonais dont la moindre des qualités était son apparentée royale. Valeur, honneur, sentiments dignes et nobles, popularité, affable, patriotisme passionné, toutes ces qualités empêchaient d'apercevoir celles qui lui manquaient. Il se trouvait là placé comme un pilier protecteur autour duquel se groupaient toutes les sommités sociales composées de sa famille et nombreux amis, sa sœur la Comtesse de J... toute française d'esprit et de goût faisait les honneurs de son salon, de concert avec son amie la Comtesse de Vauban, française d'origine. Madame LL..., assemblage de toutes les séductions réunies dans une ravissante beauté, séduisante par cette magie d'élégance de grâce, que chacun de ses gestes. Chacun de ses pas, son regard, son sourire, et jusqu'à sa mise, répandait autour d'elle, qui servait là de modèle comme la belle madone de Raphaël ou la Sainte Cécile de Carlo Dolci à désespérer les copistes, ne pouvant malgré tous leurs efforts, les reproduire dans toute leur originale beauté... tenait en main, avec les avantages d'un nom historique et une fortune immense le sceptre parfumé, et scintillant de la vogue. Après avoir fait l'admiration d'une grande partie de l'Europe dans ses voyages, l'amour propre national se trouvait satisfait

<page 8> des grands succès qu'elle y avait obtenu, et malgré sa réserve un peu froide (dont on se plaignait tout bas), on briguait d'autant plus la faveur d'être reçu chez elle, qu'elle mettait de difficultés à accorder cette distinction qui devait être méritée par des avantages personnels, un grand usage du monde et surtout du monde étranger.

Le cercle de la Comtesse A. Potocka que l'on appelait alors le tribunal d'esprit, tout parisien, où pour paraître il fallait du courage, de la présomption, un bon fond de mordant, à opposer aux saillies lancées parfois pour déployer toute l'étendue du sien, et où l'effroi du ridicule pouvait faire perdre contenance à l'esprit préparé, en terrassant, jusqu'à l'envie de briller ; mais en échange, ceux qui avaient subi les épreuves, trouvaient au sein des plaisirs une bonne école pour former l'esprit, le goût, développer l'intelligence, façonner les formes et devenir à la mode !

Voilà à quelques omissions près, des personnages tous remarquables par la naissance ou la fortune et de là les avantages d'une éducation étrangère, ce qui composait la haute société à Varsovie. Les dames à peu près toutes possédaient tous les agréments, savaient tout hormis leur langue natale !

Le second échelon social faisait fusion avec le premier car la beauté en était le lien, grâce aux jolies femmes, aux jeunes filles éclatantes d'attraits, à la tournure d'esprit, aux manières, au jargon grasseyant tout parisien, malgré le contraste qu'offraient leurs mères n'entendant pas leur langage étranger.

<page 9>
Venaient ensuite les vénérables dames, reste de race antique, vestiges de ces vieux temps d'hospitalité cordiale et franche, dont les portes dorées s'ouvraient à deux battants pour tous ! où l'abondance sans recherche permettait quatre repas copieux par jour auxquels étaient admis tous ceux qui en franchissaient les seuils ! où malgré quelques murmures et regrets désapprobateurs contre la manie de la vogue et les innovations si opposées à la nationalité dont elles étaient les plus fermes appuis toutes les variétés sociales se rencontraient et étaient accueillies avec bonté, indulgence, cordialité. Si le monde élégant n'y faisait que des apparitions, car le plaisir qu'il pouvait y trouver était passé de mode, néanmoins sous la sauvegarde de la bienfaisance, de la générosité noble ! d'un patriotisme pur et vif ! ainsi que de toutes les vertus qui en découlent, la malignité n'a jamais porté atteinte à cette considération publique si justement méritée.

Différentes coteries, ou cercles encore, s'élevant plus ou moins, suivant leurs moyens de fortune et d'éducation reçue vus le pli à l'ordre du jour, formaient une grande variété sociale, qui quoique séparés ou distincts pour la plupart par la diversité de goût, d'habitudes, de genre, étaient cependant liés par un sentiment unanime d'amour de la patrie.

Placée par mes liens de famille ainsi que par une éducation de pension dans le cercle le moins brillant d'étrangeté, mon ambition ne s'élevait pas jusqu'aux hauteurs sociales. Je pressentais les difficultés et les dégoûts qu'il m'aurait fallu y essuyer. Je ne comptais pas assez sur mes moyens, quoique avant la naissance de mon fils, sentant un vide pénible autour de

<page 10> moi, un abattement moral, une apathie invincible, j'essayais pour déplacer et occuper mes pensées la lecture des ouvrages français que la bibliothèque du château me fournissait, je finis même par prendre goût à ce remède, il développa mes facultés, étendit mes connaissances, mais l'expression ne s'acquiert que par l'usage et je savais qu'un mot français estropié ou une fausse liaison ou l'oubli d'une particule était un crime irrémissible, un brevet au ridicule ; cette seule crainte suffisait pour paralyser toute envie de s'exposer au danger redouté et me repoussait dans mon cercle national. Les bureaux d'esprit étrangers me faisaient trembler d'effroi et augmentaient ma timidité naturelle.

Le Comte désapprouvait avec aigreur ma résolution en me faisant sentir que mon union avec lui me donnait des droits à cette suprématie sociale et que c'était déroger d'occuper le second rang quand on pouvait se placer au premier. Je fus donc obligée aux visites de présentation, mais j'en restais là...

Lorsque le bruit toujours croissant de l'arrivée de l'empereur Napoléon occupant l'attention générale, la porta vers le grand homme, et la crise politique que nous espérions devoir être si favorable pour la Pologne.

Le patriotisme public lui préparait partout une réception bien capable de toucher son cœur. Tous attendaient avec une explosion de joie, de triomphe et noble orgueil cette arrivée tant désirée.

J'étais apparemment tourmentée plus que les autres de cette fièvre d'impatience, puisque je formais le projet irréfléchi et j'engageais une de mes cousines à

<page 11> m'accompagner pour aller au-devant de lui, ne fut-ce que pour l'entrevoir !

Cette imprudence décida de mon sort et me priva de mon repos, tout en croyant faire l'action la plus méritoire.

 

CHAPITRE 5

<page 1>
Vêtue simplement d'un chapeau noir à voile de la même couleur, nous montâmes précipitamment avec mystère dans une calèche attelée de quatre bons chevaux, au moment où les courriers venaient d'annoncer que sa Majesté n'était plus qu'à une poste de Blonie. Incapable de raisonner, de réfléchir, je m'abandonnai à cet enthousiasme, à cette exaltation délirante universelle, alors persuadée que tout polonais, toute polonaise ne saurait trop faire paraître d'empressement à l'arrivée de celui que nous considérions déjà comme le sauveur de la patrie.

Le chemin était encombré de troupes, de bagages, de courriers. Nous manquâmes verser plusieurs fois. Je n'en pressais pas moins le cocher d'avancer. Les questions pleuvaient à chaque instant.

L'empereur est-il loin ? Demandions-nous. C'est ainsi que nous arrivâmes à la poste de Blonie où l'affluence de monde, les chevaux de poste préparés attendant sa venue présageaient qu'il ne tarderait pas...

Descendues de voiture, nous nous plaçâmes de manière à le bien voir dans la direction que nous présumions la plus convenable.

Mais seules femmes ! Sans un homme pour nous protéger ! Nous fûmes tellement enveloppées par la foule, avide comme nous de l'apercevoir, qu'il nous fut impossible de la percer. Pressées, moulues ! nous étouffions ! Désespérée de la situation dangereuse où je me trouvais et craignant de manquer le

<page 2> triomphe auquel j'attachais le plus grand prix, car j'entendais le bruit, les voitures, les exclamations de la foule apprenant son arrivée

Je jetais des cris de détresse dans l'intervalle des démonstrations publiques ! et un moment après je distinguais un militaire français de haut grade que je présumais justement de sa suite, devant lequel la foule se rangeait en nous dégageant ! J'élevais mes mains vers lui et m'écriais d'une voix suppliante en français.

Ah Monsieur ! Tirez-nous d'ici ! et faites que je puisse l'entrevoir un instant, un seul instant !

Il nous dégagea en souriant, me tenant par la main, il me conduisit à la portière de la voiture de l'empereur auquel il dit en me présentant.

Sire, voyez ! Celle qui a bravé les dangers de la foule pour vous !

Napoléon ôta son chapeau ! se pencha vers moi, je ne sais ce qu'il me dit alors, car j'étais trop pressée de lui exprimer ce dont j'étais pénétrée.

" Soyez le bienvenu, mille fois le bien venu sur notre terre ! Rien de ce que nous ferons, ne rendra d'une manière assez énergique, ni les sentiments d'admiration que nous portons à votre personne, ni le plaisir que nous avons à vous voir fouler le sol de cette patrie qui vous attend pour se relever ! "

J'étais dans une espèce de transport de délire en laissant échapper cette explosion tumultueuse des sentiments qui m'animaient alors ! je ne sais même comment avec ma timidité naturelle j'ai pu le faire. Souvent ce moment

<page 3> revient à ma pensée, sans que je puisse m'expliquer et définir la force spontanée qui a poussé mes paroles !

Napoléon me regardait attentivement, il prit un bouquet qui se trouvait dans la voiture et me le présentant dit : " Gardez le comme garant de mes bonnes intentions, nous nous reverrons à Varsovie ! Je l'espère et je réclamerai un merci de votre belle bouche ! "

Le grand personnage reprit sa place précipitamment aux côtés de l'Empereur. La voiture s'éloignait rapidement et le mouvement du chapeau du grand homme s'agitait encore vers moi !

Immobile ! Je suivais la voiture du regard jusqu'à ce qu'elle disparut dans le lointain. Mon bouquet à la main, agitée de mille sensations neuves ! N'est-ce pas un rêve ? pensais-je. Est-ce bien le grand Napoléon que j'ai vu auquel j'ai parlé ? qui m'a répondu d'une manière si flatteuse pour nos espérances ? Et duquel j'ai reçu un souvenir, un garant, qui surpasse pour moi toutes les richesses de la terre.

Ma compagne fut obligée de me pousser, de me réveiller pour me rendre à moi-même.

J'enveloppai mon trésor précieusement d'un mouchoir de baptiste. Nous partîmes et n'arrivâmes de retour que bien tard dans la nuit.
Je me couchais harassée de fatigue et d'émotions heureuses !

Varsovie était dans l'agitation la plus satisfaisante, un sentiment unanime y dominait ! Quel est le cœur qui aurait pu rester insensible et sans âme au milieu de cet universel enthousiasme

<page 4> redoublant, ranimant, cette étincelle d'amour, d'espoir, d'honneur national ! qui se répandait et devenait une flamme ardente pour toute la population de toutes les classes, de tous les âges.

Des enfants de trois ans sautaient de joie ! Car nos enfants ne sont-ils pas patriotes en naissant ! Combien de fois n'est-il pas arrivé, que questionnés souvent même par nos oppresseurs ennemis, sur l'emploi de leurs petites armes, sans hésiter, cette réponse s'échappait de leurs lèvres enfantines, malgré l'embarras des parents : " A terrasser les ennemis de notre patrie " !

Oh ! Avec quelle tendresse ! Avec quel orgueil maternel, je pressais mon fils dans mes bras ! A mon réveil ! Je lui faisais tenir son petit sabre aussi, je l'apprenais à le manier et à répéter la même profession de foi avec le nom de Napoléon ! Que nous étions heureux alors ! Nous nous crûmes déjà par son arrivée seule ! au sein de notre patrie affranchie pour toujours de l'invasion étrangère, et nos cœurs battaient de joie !

J'appris que l'empereur avait dîné chez le Comte S.B... qui avait invité l'élite des femmes de la haute société, toutes resplendissantes de beauté et des grâces de l'esprit. Elles ont fait honneur à la nation par la réunion de leurs brillants avantages. Quant à moi satisfaite d'avoir rendu mon tribut patriotique, avant les autres, flattée de l'avoir occupé un moment, d'en avoir reçu une précieuse promesse et souvenir, j'avais assez de modération pour cacher mon triomphe

<page 5> et en jouir à l'écart dans le silence.

Mais il n'en fut pas ainsi de ma compagne, elle ne fut pas aussi discrète, car, quelques jours après, à peine étais-je éveillée, un matin, que l'on m'envoya un message d'un très grand personnage, pour demander l'heure à laquelle je serais visible, ayant l'intention de me faire une visite.

Etonnée d'un empressement aussi matinal, je fis répondre que vers midi je le recevrai. Effectivement, il arriva à l'heure fixée, et avec les manières les plus empressées, les plus engageantes, il me dit en m'abordant :

" Madame, je viens vous demander pourquoi vous nous privez de l'avantage de faire admirer à notre auguste hôte une des plus belles fleurs de notre sol. Je ne parle plus du plaisir que nous aurions nous-mêmes en jouissant de votre vue de plus près. Accumuler les plaisirs, les jouissances autour de celui qui tient en main toutes nos espérances, doit être notre unique occupation maintenant. Aussi, viens-je vous supplier de ne plus nous tenir rigueur et d'accepter l'invitation d'un bal chez moi. Je présume que vous n'avez plus besoin d'être présentée ? Nous savons tout... Madame !

Son rire bruyant et malin me déconcerta... Je rougis ! et voulais ne pas comprendre son allusion.

Allons, allons ! Ne faites plus la humble, ne cachez plus votre

<page 6> triomphe, il est trahi, et je vais vous dire comment je suis parvenu à connaître votre brillante conquête.

Vous devez savoir que jeudi dernier, il a dîné chez le Comte S.P...... qui avait rassemblé nos plus jolies femmes et les plus spirituelles pour orner sa table. Le grand homme fut aimable pour toutes, cependant nous crûmes nous apercevoir que ses regards ainsi que son attention étaient plus particulièrement dirigés vers la princesse C L…. Enchantés d'avoir saisi cette apparence de préférence nous lui procurâmes le plaisir de la voir à toutes les réunions qui se sont données pour lui depuis son arrivée. Mais jugez de mon étonnement lorsque le maréchal Duroc causant familièrement avec moi hier matin me dit :

Il faut avouer que vos femmes sont de vraies houris ! et qu'elles ont une supériorité très remarquable ! Quelles grâces réunies à l'esprit le plus cultivé. L'Empereur rentré chez lui après le dîner du Comte S.P... s'écria, n'as-tu pas remarqué, Duroc, que l'éclat d'un parterre couvert de fleurs les plus belles, aurait pali à côté de celui dont brillait cette réunion de femmes charmantes ! Eh ! bien... il regrette cependant…. de ne pouvoir retrouver ici

<page 7> cette délicieuse inconnue de la poste de Blonie !... dont le souvenir l'occupe encore !

Vous concevez mon étonnement à cette confidence ! Je me fis instruire de tous les détails ! Duroc me conta la rencontre, fit votre portrait aussi pur, aussi vaporeux, aussi attrayant que l'est votre personne. J'aurais dû vous y reconnaître tant ses touches étaient vraies !... Et cependant je me perdais dans mille conjonctures qui m'éloignaient du modèle ! Il ajouta que sa Majesté distinguait la princesse C.L. car il lui trouvait quelques rapports, quelques traits de ressemblance avec cette charmante inconnue.

Ne sachant comment fixer mes conjonctures j'envoyais à la découverte parcourir la ville et les faubourgs, heureusement que l'aide de camp... qui se trouve être le cousin de votre compagne de voyage me remit sur la bonne voie et calma mon impatiente curiosité !: " Allons Madame, j'espère que vous serez des nôtres maintenant, que vous ne priverez plus de votre présence le héros, en nous permettant de jouir de vos succès ! "

" Ah ce ne sont pas là les succès que j'ambitionne " dis-je tout en admirant avec enthousiasme les hauts faits de celui qui, j'espère, sera notre sauveur ! notre vengeur ! Après lui avoir porté la première l'expression de ces sentiments, je laisse à d'autres mériter l'honneur de lui plaire et de l'occuper !

" Il ne s'agit plus d'autres mérites, Madame ! Les vôtres sont préférés, déployez donc tous vos moyens de séduction ! faites la Circé je vous en conjure ! Sous la bannière du patriotisme, nous vous suivrons tous et, qui sait, peut-être

<page 8> le ciel se servira- t-il de vous pour réaliser et accélérer le but vers lequel tendent tous nos désirs ! toutes nos espérances ! "
Vous mettrez peut-être un jour au nombre des heureuses chances de votre vie l'occasion qu'elle vous donne d'être utile à la Patrie ! d'influencer son établissement !

Ah mon Dieu... tant de bonheur ne m'est pas réservé " m'écriai-je ! Dans cette exclamation spontanée c'était seulement l'idée de sauver la patrie, de lui être utile, que je considérais comme un bonheur suprême auquel il me semblait déraisonnable de m'associer. Car j'ose l'assurer, je n'eus jamais aucune idée personnelle, d'envie de plaire et d'occuper son cœur. Il était placé à une si grande hauteur dans mon imagination que je le voyais plutôt comme une idole au-dessus de tous les humains, que comme un mortel, et c'est une des raisons qui me fit entreprendre l'imprudente course, et me donna le courage de lui parler avec cette audace qui n'était au fond qu'une fièvre ! un délire patriotique tout pur ! "

Je n'étais pas encore délivrée d'une attaque que l'on m'annonça d'autre assaillants tous aussi marquants que le premier et formant la réunion de nos principaux représentants, hommes d'état, dont l'autorité reposait sur la considération, l'estime publique et la déférence due à leur conduite ainsi qu'à leurs lumières. ! Il me fallut essuyer les mêmes compliments flatteurs les mêmes insinuations. Je fus pour ainsi dire mise au pied du mur, pour promettre

<page 9> ma part de soins à toutes celles qui se réunissaient en faisceaux pour fêter dignement l'auguste convive et le distraire agréablement au milieu de ses graves occupations. Il n'y avait pas moyen de refuser l'invitation du bal. J'avais 18 ans ½ aucune connaissance du monde, nulle expérience et le triumvirat patriotique m'en imposait tellement, je lui prêtais une si haute vénération, que je m'abandonnais à son influence ! Croyant toutefois qu'en acceptant je ne m'engageais à rien de préjudiciable à mes devoirs.

Et qui plus est, c'est que le Comte de Walewski ne voyant dans cet empressement si flatteur des personnages les plus distingués que l'approbation publique donnée à son choix insistait plus que tous et traitait de timidité ridicule, de défaut d'usage mes craintes et mon peu de goût pour les plaisirs de la haute société.

Enchanté de ce qu'il appelait mes succès, des soins, des attentions qui en résultaient pour lui, il exigea que la dépense ne fût pas épargnée pour mes frais de toilette, qu'il voulait très brillante. Je préférai la simplicité. Une robe de satin blanc, un pardessus de gaze, un diadème de feuillage, telle fut ma parure pour le second bal, qui commençait une nouvelle carrière de peine, d'égarements et de regrets.

Toutes les dames avaient déjà rempli le devoir de la présentation, j'obtins donc de paraître au bal sans me soumettre à une étiquette isolée, qui aurait redoublé mon embarras. Résolue de ne pas danser, j'espérais rester inaperçue dans la foule et échapper à l'examen public

<page 10> et même peut-être à l'attention que je craignais alors... autant, que je l'avais briguée à Blonie.

Le Comte hâtait ma toilette et je la retardais. Il se fâchait, grondait : " Nous courrons le risque de ne plus trouver l'Empereur (disait-il) qui ne fait que des apparitions à ces grandes réunions ".
Entraînée à la voiture qui attendait, une triste réflexion retraça ce passé où le cœur tressaillant de joie extrême, d'impatience enfantine, qui croyait ne jamais arriver trop tôt, je m'élançai aux côtés de ma mère dans cette voiture qui devait me porter vers ces plaisirs inconnus, tant désirés, et qu'il me tardait de goûter alors. Ah qu'elle était différente la sensation que j'éprouvais à côté du Comte. Un saisissement, une crainte vague mais poignante m'agitait.
C'était un bal qui avait décidé de mon sort. Un souvenir plein de regrets, d'amertume serrait mon cœur en se joignant à cette réminiscence où à travers la foule joyeuse au milieu des danses, au son d'une musique vive et gaie, j'ai éprouvé le premier trait d'une peine de cœur !

Etait-ce pressentiment ? Je ne puis l'expliquer, mais il est certain que j'éprouvais l'effroi d'un grand danger en descendant de voiture et traversant la multitude répandue dans les salons jusqu'à celui où se trouvait la maîtresse de la maison et l'étoile que l'on fêtait.

Des murmures flatteurs, recueillis avec joie par le Comte qui guidait ma marche, l'empressement, les compliments, les questions sur mon retard n'étaient

<page 11> qu'un bourdonnement pour moi. L'éclat resplendissant des lumières offusquait ma vue. Je ne voyais ni ne distinguais personne. On me plaça entre deux dames inconnues, je m'assis machinalement mais je n'eus pas le temps de me remettre l'esprit.

L.B J.P passa derrière ma chaise et les attaques recommencèrent à se faire entendre, quoique bien bas, avec beaucoup de précaution à mon oreille.

" On vous a attendu impatiemment. On vous a vue arriver avec joie. On est content de vous avoir retrouvée. On s'est fait répéter votre nom jusqu'à l'apprendre par cœur. On a examiné votre mari. On a haussé les épaules en disant : malheureuse victime. Et l'on m'a donné l'ordre de vous engager à la danse ".

Je ne danse pas, je n'ai nulle envie de danser.

C'est un ordre Madame auquel vous ne pouvez-vous soustraire.

Un ordre ! L'ordre de danser !

Non, non je ne suis pas une pirouette à faire tourner à volonté, dis-je en riant.

Comment vous faites déjà la rebelle ?

Oui ! Toujours à l'injustice ou à une exigence déraisonnable.

Mais au nom du ciel, levez les yeux, tenez, voyez, il nous observe, je vous en conjure !

Il a beau nous observer, je ne quitterai pas ma place. Allez lui dire que je ne veux pas danser.

Mais vous plaisantez, Madame, certainement votre intention n'est pas de me compromettre ?

C'est bien moi que vous compromettez ! en insistant avec tant de ténacité. Ah laissez-moi, de grâce, tous les yeux sont tournés vers nous.

<page 12>
Forcé de s'éloigner, bien au regret de n'avoir pas réussi dans sa négociation, je le vis allant droit vers le Maréchal Duroc rendre compte de nos débats que ce dernier reporta tout chauds à leur adresse.
Il y eut bientôt interruption de danses, on se rangea, on se dispersa dans les autres salons. Le cercle des dames éclatantes de parure, formait une guirlande arrondie entourant la salle de bal.

Napoléon, accompagné du prince Poniatowski la passait en revue, semant des paroles, des phrases, qu'il voulait rendre agréables pour chacune, mais qui, pour la plupart se ressentaient de sa préoccupation ou distraction et produisaient un sens tout contraire à l'intention et même souvent fort embarrassant et déplaisant pour celles auxquelles elles s'adressaient.

Mon cœur battait d'effroi ! Il n'était plus qu'à quelques pas. Son regard ne me perdait pas de vue, il me faisait frissonner. Les dames mes voisines me poussaient du coude pour m'avertir qu'il fallait se lever pour attendre debout son mot. Mes yeux étaient baissés, mais j'entendis cette phrase qui m'était adressée :

" Le blanc sur le blanc ne va pas Madame et puis tout bas, ce n'est pas là l'accueil auquel j'avais droit de m'attendre ! d'après... il coupa court.

J'étais là comme une statue, sans répondre, ni lever les yeux. Il resta un moment à m'observer attentivement et passa plus loin.

Bientôt après il quitta le bal et je me sentis soulagée comme d'un poids horrible de gêne, de malaise et même je puis le dire de honte.

<page 13>
Aussitôt parti, la joie, la gaieté franche débarrassée de la gravité du respect se fit entendre.

Que vous a-t-il dit ? Fut une question universelle. Les réponses produisaient un rire convulsif. Tantôt il avait demandé à une demoiselle combien elle avait d'enfants ; à une autre si son mari était jaloux de sa beauté ; tantôt à une grosse dame dont l'embonpoint était presque monstrueux si elle aimait la danse ; à une femme divorcée que le bonheur d'une heureuse union était peint sur son visage.

Mais qu'a-t-il donc dit à Madame de Walewska... car sa réponse a duré plus que toutes les autres et avait l'air d'un discours. Ah ! s'écrièrent à la fois mes voisines Madame D. et Madame K... Il lui a dit galamment que le blanc ne va pas sur le blanc et puis le reste... nous a échappé. Son dernier mot était de m'attendre d'après... Je crois bien que vous n'ayez pu saisir que son dernier mot puisque je ne l'entendais pas moi-même.

Je m'échappai au milieu des conjonctures que la curiosité formait et j'eus à subir le même interrogatoire en voiture. Il est certain disait le comte qu'il vous a donné plus de temps qu'aux autres, je l'ai bien remarqué !

Ah ! Si ses yeux avaient pu être dessillés ! S'il avait vu et cru au danger ! S'il m'en eut préservé par une prompte fuite ! Mais loin de là il me déclara qu'il avait accepté pour moi l'invitation d'un dîner chez M. M. où sa Majesté se trouverait. Il me recommanda le soin d'une parure plus brillante, trouvant celle du bal trop simple et me souhaita

<page 14> le bonsoir à la porte de mon appartement pour passer dans le sien au moment où j'étais presque tentée de lui avouer toutes mes craintes ! ainsi que les scrupules de ma conscience !

La vanité des hommes prépara bien des chutes funestes aux femmes, funestes pour eux-mêmes par le contrecoup qui attaque leur honneur, leur repos ! et ils nous repoussent quand nous tombons grâce à eux ! Quand leur imprévoyance fascinée par la vanité nous mène au précipice.

A peine rentrée ma femme de chambre me présente un billet avec mystère en disant à voix basse : on attend la réponse !... Madame le voici ce premier billet ! me dit M.M. en ouvrant un portefeuille anglais et me présentant l'écrit.

L'écriture en était indéchiffrable. L'impatience et la violence du désir paraissait avoir guidé cette plume qui traçait à la hâte des caractères à peine ébauchés. Je devinais plutôt que je ne lus ces mots

Premier billet

Je n'ai vu que vous. Je n'ai admiré que vous ! Je ne désire que vous. Une réponse bien prompte pour calmer l'impatiente ardeur de
Napoléon.

Ce style m'indigna, je jetais le billet par terre avec dégoût et restais pétrifiée !

Mais Madame ! Savez-vous qui est là à attendre dans la rue. C'est le...

<page 15>
Ah ! tant pis ! Julie, allez vite lui dire qu'il n'y a pas de réponse et qu'il n'en attende aucune.

Julie courut et revint toute effrayée me dire que le grand personnage la suivait. Je n'eus que le temps de m'enfermer à double tour en lui disant à travers la porte que ma résolution était aussi décisive quant à la réponse qu'il demandait que l'a été mon refus de danser.

Il resta à ma porte, une bonne demi-heure encore à prier, supplier menacer même.

Je tins bon, il partit furieux et je tombai à genoux en remerciant le ciel et implorant son assistance.

Ta main puissante Oh mon père céleste ! disais-je, m'a déjà délivrée d'un danger bien plus grand, tu m'en tireras encore cette fois comme par le passé !

Je me couchai avec cette consolante pensée, un sommeil paisible fut le prix des courageuses résolutions qui m'animaient.

Je croyais alors qu'il suffirait de prier pour obtenir ! Je croyais que cette force divine me préservera sans que j'aie besoin d'efforts personnels à opposer, de danger à éviter. Mon cœur n'y étant pour rien, car je le répète, Napoléon n'était à mes yeux que la statue gigantesque du génie et de l'espérance nationale.

Je l'invoquais, je l'adorais de loin mais j'en avais peur de près alors.

 

CHAPITRE 6

<page 1>
Les yeux à peine ouverts à mon réveil, Julie me remis encore un billet de la même forme, de la même main que celui de la veille.

Je ne l'ouvris plus ! J'y réunis le premier j'enveloppai le tout, et sans mettre d'adresse ni de cachet je fis rendre la missive au porteur.

Toute cette matinée ma porte ne se ferma pas, c'était un tourbillon ! Le

<page 2> Comte vint me presser de paraître au salon où se trouvaient rassemblées quelques unes de nos sommités nationales les plus marquantes en hommes distingués. Il m'annonça la visite du grand Maréchal Duroc. Il faut absolument que vous alliez le recevoir, dit-il, la joie rayonnante d'orgueil le rajeunissait, il faisait l'empressé avec l'intention marquée de masquer ma réserve calculée qu'il désapprouvait hautement n'en connaissant pas la véritable cause.

Je me plaignis d'un malaise, d'une migraine affreuse ! Jamais je ne le vis si furieux.

Vous vaincrez la migraine et recevrez le Maréchal, répliqua-t-il hors de lui.

L'injustice m'a toujours trouvée revêche, je refusais positivement de quitter ma chaise longue pour passer dans le salon.

Le ton leste et peu convenable du premier billet me tenait le cœur oppressé. J'étais indignée, courroucée, humiliée, que mon élan tout patriotique à Blonie ait été si mal compris, si faussement interprété. J'étais même résolue de me dispenser du dîner (auquel je ne pensais qu'avec terreur) pour prouver qu'on s'était trompé dans le jugement porté à mon égard pour le redresser par une conduite toute opposée, ainsi que pour fermer tout accès aux poursuites outrageantes. Mais pouvais-je ce que je voulais ? Seule contre tous.
Il me quitta en rage ! et revint bientôt avec ceux dont je craignais la vue, à l'exception du Maréchal qui ne resta qu'un instant au salon après avoir appris mon indisposition.

Le porteur des billets était là devant moi lançant des regards foudroyants ; l'intention des deux autres n'était pas moins marquée. J'en étais confuse.

<page 3>
Vous ne pouvez refuser de recevoir les plus fermes appuis de notre cause commune ! qui désirent absolument vous voir Madame ! me dit le Comte sévèrement en les introduisant. Votre présentation est indispensable comme vient de le déclarer Monsieur le Grand Maréchal, l'étiquette de la cour l'ordonne. Vous ne pouvez sans cela faire partie de la société impériale !

Je rougis et mon embarras devait être visible à ces mots. Quel rôle jouait là sans s'en douter celui qui aurait dû repousser loin de moi un entraînement coupable.

J'essayais toujours encore de tenir ferme, de me plaindre du mal de tête.

Ils firent tous chorus, le plus âgé d'entre eux, un père de famille respectable me regardant fixement d'un ton sévère et pénétrant me dit :

Tout doit céder Madame !en vue de considérations si hautes ! si majeures ! pour toute une nation ! Nous espérons que votre mal passera d'ici au dîner projeté, duquel vous ne pouvez vous dispenser sans paraître mauvaise polonaise !

On ne m'épargna pas les allusions particulières finement incisées que le Comte prenait pour générales. Tout ce que le patriotisme a de flammes jaillissait par leurs mâles accents ! La dignité de leur contenance, l'expression de ces âmes de feu, dévouées à la cause sacrée, à l'amour de la patrie passa dans la mienne.

Ah ! C'est bien une grande vérité que notre existence est double, tandis que nos principes, nos sentiments d'amour du bien, nous pénètrent de bienfaisantes, de courageuses résolutions. Tandis qu'une voix secrète

<page 4> nous avertit, nous détourne du mal qu'un contentement intérieur coule comme un baume après le sacrifice accompli tel douloureux qu'il soit. La vie extérieure nous domine malgré nous et nous enlace dans la dépendance du mal ; c'est encore à cette lutte entre ma volonté et ma position, mes devoirs d'épouse, de mère et de citoyenne polonaise que je dois les tourments de ma vie.

Qu'avais-je à répondre lorsqu'après leur sortie le Comte m'eut dit :

J'ai quitté ma campagne Madame pour assister à la glorieuse reconnaissance de ma patrie, pour unir mes efforts et ma voix à toutes celles qui s'élèvent vers le grand homme à cet effet. Vous partagiez l'enthousiasme général ! Plus que tout autre. Vous ! Si exaltée ! si passionnée ! Je ne vous reconnais plus, vous étiez maussade au bal, vous n'avez pas voulu danser, vous vous refusez aux invitations flatteuses de ces réunions, vous fermez votre porte à ceux que je désire attirer. Tout cela me déplaît Madame. Je ne veux pas passer dans le monde pour un vieux jaloux, et vous m'en donnez tout l'air. D'ailleurs je tiens à voir mon épouse au rang qui lui est dû. Tenez je me suis vu obligé de les introduire chez vous, pour les convaincre de l'injustice de leurs soupçons ! Pendant plus d'une heure j'ai été en butte à leurs plaisanteries. Moi jaloux ! Je vous devrais cette belle opinion de jaloux !...

J'entends donc, j'exige Madame formellement que votre présentation ait lieu, que vous recherchiez et répondiez à l'empressement de toutes celles qui composent la haute société. Vous ne pouvez qu'y gagner en perdant cette

<page 5> timidité, en acquérant l'usage du grand monde qui vous manque. Habillez-vous et allez chez la Comtesse de Vauban qui vous donnera de bons conseils sur votre parure et les formes d'étiquette de Cour. Je vais sortir en attendant.

Je baissai la tête et murmurai : que votre volonté soit faite. Je me sentais un vrai roseau.

La Comtesse de Vauban portant un nom célèbre avait fait l'ornement des plus hautes sociétés de Paris sous l'ancienne cour. La commotion révolutionnaire l'ayant déplacée, un souvenir de jeunesse non effacé auquel s'attachait peut-être un sentiment plus tendre que l'amitié l'appela à Varsovie. On l'accueillit avec dévouement, distinction. On la voyait tenir le salon du Prince Joseph Poniatowski... avec cet esprit, ce ton, ses manières toutes françaises, empreintes de ce charme social tant apprécié par notre nation. Les étincelles brillantes qu'elle répandait autour d'elle, étaient un appât pour les uns, une école pour les autres. C'était en un mot un moule français dont on ambitionnait l'empreinte. Une distinction de la Comtesse de Vauban était un brevet, un attestât de bonne compagnie et par conséquent un passe-partout. De plus l'auréole qui entourait son ami aux yeux de tout compatriote, protégeait l'amie contre l'opinion sévère que sa position pourrait provoquer et était une raison de plus pour accumuler les hommages autour d'elle.

J'allais donc chez la Comtesse de Vauban... d'après les ordres reçus, et j'avoue franchement que je fus très flattée de l'accueil qu'elle me fit.

Manquant de confiance, de cette présence d'esprit présomptueux, sans laquelle une personne qui sait qu'on l'observe ne se

<page 6> trouve à son aise que dans une société habituelle. La pensée du lendemain de cette présentation publique m'était un épouvantail. J'étais bien sûre d'avance que tous les yeux seraient tournés vers moi. Que ma timidité naturelle augmentée par le trouble me privera du peu de moyens que je pouvais avoir pour répondre à propos, sans donner prise au ridicule que cette même société saisissait avec avidité pour retourner sa supériorité sur celle des pauvres provinciales ! L'appui de la Comtesse de Vauban m'était bien nécessaire avec sa protection, la malveillance pouvait m'atteindre, mais non le ridicule.

Je répondis avec effusion et confiance à ses manières engageantes et amicales voulant m'assurer un guide si puissant pour cet effrayant début. Rassurée par ses promesses et protestations, il ne fut plus question que de toilette, d'étiquette à observer, qu'il m'était facile de franchir sous ses auspices jointes à l'activité empressée et officieuse de M de ...

Cette dame, divorcée, jeune, jolie, vive, étourdie, spirituelle, atteinte par la mauvaise fortune se réfugia sous l'aile protectrice de la Comtesse V. dont elle devint le bras droit et l'aide dans les réunions au salon. Façonnée par le monde, par le contact du modèle qu'elle avait sous les yeux M... acquit tous les dons de plaire, elle était séduisante, endossant la nationalité avec autant de grâces que l'étrangeté parisienne, suivant le besoin, elle était bien vue par tous, officieuse pour tous. Le Comte la trouvait charmante et tant pour faire sa cour que pour me faire acquérir

<page 7> cet usage du monde qui me manquait, il favorisa nos relations qui bientôt devinrent intimes. Timide, grave mais affectueuse par nature je m'abandonnais au charme d'une amitié sans gêne, qui faisait tous les frais, toutes les avances pour gagner mon cœur et ma confiance bien avant que j'eusse pu soupçonner un motif étranger à la sympathie que je supposais et le véritable lien de notre relation.
Elle était trop fine pour n'avoir pas aperçu ce que j'avais tant à cœur de cacher. Son patriotisme tout aussi exalté attirait le mien au lieu de le réprimer.

Tout, disait-elle ! Tout ! pour cette cause sacrée !

S'emparant de moi, pour ainsi dire elle devint mon ombre. Je ne l'avais quittée il n'y avait qu'un quart d'heure, qu'elle arriva toute agitée me faire une scène sur les billets renvoyés qu'elle tenait en main avec une grosse lettre de plus. Non, non, disait-elle vous n'agirez pas ainsi, vous réaliserez l'espoir que l'on fonde sur vous. Croyez-vous qu'on ait pu rendre les lettres à celui qui les a écrites ? et qui l'oserait ? Ma chère vous nous perdez !

Tenez, lisez cette autre lettre, d'abord c'est toute une nation qui élève sa voix vers vous, car elle est tracée par ses représentants.

La voici cette lettre.

" Madame ! Les petites causes produisent souvent de grands effets ! Les femmes en tout temps ont eu une grande influence sur la politique du monde. L'histoire des temps les plus reculés comme celle des temps modernes nous certifie cette vérité! Tant que

<page 8> les passions domineront les hommes ! Vous serez, Mesdames ! une des puissances les plus formidables.

Hommes ! Vous auriez abandonné votre vie à la digne et juste cause de la patrie ! Femme ! Vous ne pouvez la servir à corps défendant, votre nature s'y oppose, mais aussi en revanche il y a d'autres sacrifices que vous pouvez bien faire et que vous devez vous imposer quand même ils vous seraient pénibles !

Croyez-vous qu'Esther s'est donnée à Assuérus par un sentiment d'amour ? L'effroi qu'il lui inspirait jusqu'à tomber en défaillance devant son regard, n'était-il pas la preuve que la tendresse n'avait aucune part à cette union ?

Elle s'est sacrifiée pour sauver sa nation et elle a eu la gloire de la sauver.

Puissions-nous en dire autant pour votre gloire et notre bonheur !

N'êtes-vous donc pas fille, mère, sœur, épouse de zélés polonais ?... qui tous forment avec nous, le faisceau national, dont la force ne peut ajouter que par le nombre et l'union des membres qui le composent. Mais sachez Madame ce qu'un homme célèbre, un saint et pieux ecclésiastique, Fénelon en un mot a dit :

Les hommes qui ont toute l'autorité en public ne peuvent par leurs déclarations établir aucun bien effectif si les femmes ne les aident à l'exécuter.

Ecoutez, cette voix, réunie à la nôtre, Madame, pour jouir du bonheur de vingt millions d'hommes !

Voyons maintenant, dit Madame de Vauban, le joli billet repoussé, et elle lut le second billet de Napoléon.

<page 9>
Vous ai-je déplu Madame ! J'avais cependant le droit d'espérer le contraire. Me suis-je trompé ? Votre empressement s'est ralenti, tandis que le mien augmente. Vous m'ôtez le repos ! Oh ! donnez un peu de joie, de bonheur à un pauvre cœur tout prêt à vous adorer. Une réponse est-elle si difficile à obtenir ? Vous m'en devez deux !
Vite, vite je vais répondre pour vous. Gardez-vous en bien, dis-je, ou je ne sortirai pas demain.

Le Comte interrompit nos débats, un concours de visites le suivit ; ce n'était plus que bruit, enthousiasme, entraînement, produisant un cahot dans mes pensées. La soirée se prolongea fort avant dans la nuit, mon ombre la passa avec moi.

J'ai remarqué alors que mes nuits en me rendant à moi-même faisaient toujours retentir avec plus de force la voix de la vérité, que celle de tous ceux qui m'entouraient, m'étouffaient dans la journée. Elles se passaient à faire les plus sages résolutions que l'opposition générale anéantissait et m'empêchait d'exécuter. Au reste ma conscience reposait aussi sur le
qu'ai-je à craindre ? Je ne l'aime pas.

Et lorsque le lendemain M. S... cousin de ma parente me donnant son bras pour descendre de voiture m'eut dit : on vous attend, vous éclipserez toutes les beautés réunies là-haut ! et à vous seule restera le triomphe d'une conquête si glorieuse ! Ne m'oubliez pas je vous prie, je suis le premier qui ait publié votre victoire.

Ce propos me blessa, me fit mal. Oh ! j'avais encore dans toute sa pureté ce sentiment de pudeur intime, qui repousse des allusions contraire à la vertu ! Je me promettais bien toujours de ne jamais suivre d'autre bannière que la sienne

<page 10> et quoique j'eusse très peu de présomption pour ma figure et mon esprit, j'en avais une grande dose pour ma conduite morale. N'avais-je pas remporté déjà une victoire éclatante sur un premier amour ! N'avais-je pas étouffé cette tension de l'âme si impérieuse dans une femme au printemps de sa vie. Je me croyais donc très forte de la force que j'avais déployée alors.

Mais !... J'oubliais !... que je ne l'avais invoquée du ciel et que je n'avais plus le temps de le faire maintenant, car aucun moment ne m'appartenait plus. Le torrent, le bruit, une activité continuelle, d'une multitude attachée à tous mes pas ne me laissait plus un seul loisir pour la réflexion.

Madame de K. m'attendait, elle m'ouvrit ses bras du plus loin qu'elle m'aperçut !

Ah ! Venez, venez ! J'avais une peur horrible dit-elle. Je craignais de ne vous voir jamais arriver. C'eut été un beau mécompte !... Mais enfin vous voilà ! Ma toute belle ! Ravissante d'éclat et de fraîcheur ! J'espère que vos succès vous formeront.

Passant dans les salons, elle me remit entre les mains de Madame de M... qui devait me présenter. La réunion n'était pas nombreuse, mais elle était choisie. J'étais tremblante, heureusement on n'eut pas le temps de faire des remarques malicieuses, l'Empereur arrivait ! La rumeur fut générale à son entrée, nous nous levâmes toutes. S'avançant vers notre cercle suivant l'usage il parut mieux préparé que la première fois à la distribution de phrases et quand mon tour vint après qu'on m'eut nommé au grand étonnement de tous et à ma grande joie, je n'obtins qu'une question bien sèche. Je croyais Madame indisposée, est-elle tout à fait remise ? fut tout ce qu'il m'adressa.

<page 11>
J'avais levé mon regard vers lui, il y vit comme il me l'a avoué plus tard, l'expression d'une approbation donnée à sa délicatesse.

Au dîner je fus placée presque vis-à-vis de sa Majesté entre le Maréchal Duroc et M le Comte de M. Il commença la conversation par des questions historiques auxquelles le Comte SP... répondait avec connaissance profonde. Les siècles de Battori, de Sigismond Auguste, de Sobieski furent passés en revue. Je me sentais plus à l'aise et cependant je rencontrais son regard qui m'observait toujours et contrastait singulièrement avec la gravité et le sérieux du sujet dans lequel il était engagé.

Le Maréchal s'occupa de moi, durant tout le repas. Vous jugez bien qu'avec mes émotions de gêne j'étais loin d'avoir appétit, je n'osais cependant pas refuser les mets qu'il me présentait, mais j'y touchais à peine. Il ne perdait pas non plus l'occasion de m'entretenir à voix basse toujours dans les intérêts de son maître avec lequel il semblait s'entendre par coup d'œil réciproque. Après beaucoup de reproches, d'allusions délicates, il insista pour connaître la raison qui avait ralenti cet engouement manifesté avec tant de force à Blonie et pourquoi je m'étais trouvée une des dernières à lui être présentée ! " Avouez le madame sans crainte ! N'est-ce pas un époux jaloux qui cause vos chagrins ?

Vous vous trompez fort Monsieur le Maréchal, Monsieur de Walewski n'a pas ce défaut là, partageant l'enthousiasme général, considérant l'empereur comme un sauveur, un bienfaiteur, qui se rend aux vœux de sa famille pour améliorer son sort. Je désirais

<page 12> être une des premières à lui porter mon tribut d'hommages, mais que c'était le seul honneur que j'avais brigué !...

A en juger d'après l'impression que vous produisîtes le vôtre fut seul entendu Madame ! et il ne tiendrait qu'à vous...

Ah ! Monsieur le Maréchal je suis mère ! et c'est dans l'intérêt de mon fils et de sa patrie que je désire m'être fait entendre.

La réussite dépend peut-être de vous seule Madame. Demandez et vous obtiendrez a-t-il été dit et vous repoussez !

Pendant ce dialogue mon auguste vis-à-vis tout en suivant la conversation générale à laquelle il semblait prendre une part active ne perdait pas le fil de la nôtre.

J'apercevais des indications semblables au langage des muets, dictant les paroles que mon voisin me transmettait. A un signe de sa main impériale qu'il porta au côté gauche de sa boutonnière, le télégraphe fut comme embarrassé, il hésita quelques instants !...et puis comme s'il était sûr d'avoir deviné l'intention du geste il fit un ah !... et le bouquet ! Qu'en avez-vous fait ? Il m'est trop précieux pour risquer d'en voir une seule feuille détachée et perdue, c'est un héritage que je conserve pour mon fils.

Ah ! Madame ! Daignez permettre, daignez vouloir qu'on vous en offre un plus digne de vous.

Je n'aime que les fleurs ! me hâtais-je de répondre ! assez haut, en rougissant comme pour repousser une allusion qui m'indignait. Le Maréchal me regarda avec étonnement !

Eh ! bien dit-il après avoir hésité un moment nous allons cueillir des lauriers sur votre sol natal pour vous les offrir.

<page 13>
Ah ! Si c'était ! Ah ! Monsieur le Maréchal, une patrie c'est là le bouquet que nous ambitionnons tous ! C'est ainsi que se passa tout le dîner.

Repassés dans les salons, sa Majesté profita de la confusion du moment pour s'approcher de moi. Il avait dans le regard quand il voulait le rendre pénétrant un trait de feu qu'on ne pouvait soutenir sans baisser les siens. C'est l'impression qu'il produisit sur moi, alors prenant ma main et la pressant avec force il me dit tout bas :

Non, non avec des yeux si doux, si tendres, avec cette expression de bonté on se laisse fléchir, on ne se plait pas à torturer, ou l'on est la plus coquette, la plus cruelle des femmes !

Il partit comme un trait après ce peu de mots, tous les hommes le suivirent. La curiosité du peu de dames qui restaient tournait autour de moi, les coups d'œil malins, les sourires équivoques, les plaisanteries fines furent déployées comme il arrive souvent dans la vie qu'en voulant éviter un petit embarras on retombe dans un plus grand. Je suivis mon amie, Madame... avec joie lorsqu'elle vint me demander de l'accompagner chez Madame de P... qui désirait me parler. Le cercle que j'y trouvais n'était composé que d'initiés, mais dès mon entrée je savais ce qui m'attendait. On commença par semer des fleurs sous mes pas, on masqua avec tant d'adresse le précipice qu'elles couvraient, on déploya des résultats si séduisants, on me traça des devoirs si imposants que j'aurais cru déranger des combinaisons politiques très avantageuses pour mon pays en rompant le silence et heurtant leurs décisions.

<page 14>
Il n'admire que vous ! Il vous jetait des flammes !

C'était visible, vous seule pouvez transmettre les vœux de toute une nation, influencer les destinées et vous pouvez hésiter ?

Serait-ce des scrupules ?

Ah ! Ils ne vous atteindront pas ! à travers tant de bienfaits résultant de votre sacrifice, s'il pouvait en être un ! Un ciel plus pur, sans nuage brillera sur votre tête, vous foulerez avec orgueil et joie la terre de vos ancêtres, consacrée par leur valeur, arrosée de leur sang, car vous aurez aidé à l'affranchir d'un joug honteux, à la replacer au rang qui lui est dû, à assurer le bonheur et l'indépendance de vingt millions d'hommes ! et votre fils ! aura une patrie ! Qu'importe les sacrifices s'ils achètent de tels résultats !
J'écoutais ! J'étais éblouie par les paroles prestigieuses qui redoublaient mon patriotisme.

La séduction commençait à opérer, j'étais prête à affirmer leurs opinions ! à me croire un instrument de la volonté divine placé à un poste pour l'accomplir. Toute autre voix ne se faisait plus entendre pour le moment. Le prestige m'enveloppait !

Je pense bien que l'entrée subite du Maréchal avait été combinée et attendue, car bientôt nous ne restâmes que trois. Prenant place à mes côtés, il posa une lettre sur mes genoux, prit ma main entre la sienne et me dit d'un ton implorant : Pourriez-vous Madame refuser la demande de celui qui n'a jamais encore essuyé de refus. Ah ! sa gloire est environnée de tristesse ! et il dépend de vous de la remplacer par un instant de bonheur !

<page 15>
La honte m'étouffait, je portais mes mains sur mon visage ! On m'aurait tuée que je n'aurais pu proférer un mot, ni lever les yeux sur lui.

Qui ne dit rien consent ! Oui Monsieur le Maréchal, assurez sa Majesté que le joli oiseau non apprivoisé encore le sera bientôt ! à son gré !

Au nom du ciel ! que dites-vous ! M'écriai-je en recouvrant la parole. Ce que vous devriez dire vous-même : je suis meilleure polonaise et je crois volontiers comme tous les biens pensants, dévoués à leur pays, qu'on ne saurait trop faire pour Napoléon !

Ouvrez cette lettre, je vous en conjure madame ! dit le maréchal ! j'espère qu'après l'avoir lue vous lui serez plus favorable. Il reviendra réclamer votre réponse. Il sortit et Madame... s'empressa de lire ce qui suit :

Troisième billet

Il y a des moments où le trop d'élévation pèse et c'est ce que j'éprouve. Comment satisfaire le besoin impérieux d'un cœur épris qui voudrait s'élancer à vos pieds et qui se trouve arrêté par le poids de hautes considérations, paralysant le plus vif des désirs ! Oh si vous vouliez !... Il n'y a que vous seule ! qui puissiez lever ces obstacles qui nous séparent ! Mon ami Duroc vous en facilitera les moyens !

Ah ! Venez, venez tous vos désirs seront remplis ! Votre patrie me sera plus chère ! Quand vous aurez pitié de mon pauvre cœur.

Napoléon

Ah ! Pour le coup ! Auriez-vous le front de refuser après cette apostille. Ecoutez ! J'ai vécu à la Cour et je sais que la beauté a toujours su

<page 16> se frayer un chemin facile pour arriver au souverain et lui communiquer son influence. L'histoire en présente des preuves presque à chaque page.

J'aime votre Pologne de cœur et d'âme, c'est ma patrie d'adoption ! J'y tiens par tant de liens mais je ne vois de salut pour elle que dans l'intérêt de cet homme extraordinaire auquel il est donné de régler le sort des français et celui de l'Europe.

Il ne faut donc négliger aucun moyen pour parvenir à cet intérêt pour s'y frayer un accès ; Pénétrez-vous donc de ces vérités et que toute autre considération cesse en regard d'une cause majeure.

Madame, répondis-je en fondant en larmes, je ne puis vous en vouloir, c'est au bien de la patrie que vous voulez m'immoler tous, je donnerais ma vie sans hésiter pour cette cause sacrée et plus qu'elle je suis prête à tous les sacrifices !

Mais l'avenir m'épouvante, abjurant les principes qui ont guidé ma vie, que deviendrai-je ? Et qui sait si je pourrai faire le bien que vous espérez !

Napoléon n'est pas un Henri IV, un Louis XIV ni Louis XV et mes moyens d'esprit, d'intrigues, ne sont pas à la hauteur de toutes ces femmes méprisables qui les ont dominés.

Quant aux moyens, répliqua M. C., ils ne vous manqueront pas, suivez seulement les conseils des zélés partisans de la patrie !

Quant au mépris que vous lancez aux femmes célèbres qui ont contribué à brillanter d'un éclat bien durable ces siècles qui font encore l'admiration du monde entier, vous êtes la seule à les juger avec autant de sévérité. Ce sont d'ignobles principes

<page 17> d'éducation provinciale dont vous reconnaîtrez plus tard la déraison. Croyez-vous que la place qui vous est offerte n'est pas ambitionnée ici ?

Ah ! Croyez-moi, dépêchez-vous de répondre favorablement car elle peut vous échapper ! Pourquoi douter du bien que vous pouvez opérer ! Ne savez-vous pas que tel souverain en ne croyant donner que son cœur a souvent déposé sa couronne aux pieds de la beauté qui savait l'enflammer !

Tout empereur qu'il soit ! C'est un homme et rien de plus !

Eh bien ! Dis-je, faites de moi ce que vous voudrez !

Ah ! Voilà qui est bien, enfin je vous trouve raisonnable ! Vous répondrez donc en conséquence ? Et elle s'apprêtait déjà à m'en donner les moyens en choisissant parmi les plus belles feuilles de papier satiné.

Jamais je n'aurai la force d'écrire cela, disposez de moi, faites arranger la consommation du sacrifice auquel vous m'avez tous condamnés, mais n'exigez pas que je trace un seul mot, que je dise une seule parole à ce sujet.

Vous êtes une femme bien inconcevable. Mais qui a-t-il à faire ? Il faut bien vous passer ces manies. Eh ! bien attendez donc, il nous faut d'autres délibérations. Et elle sortit hors du cabinet après m'y avoir enfermée.

C'est alors qu'une pensée m'apparut telle qu'un feu follet au milieu des ténèbres, ou comme une planche en pleine mer au naufragé succombant, qui ne calcule que le danger présent et non les distances du rivage lointain. J'ai cru à une chimère de mon âge ! Mais enfin j'ai cru avoir saisi ma planche, aussi j'espérai me soustraire au danger en le bravant !

Ne puis-je donc consentir aux entrevues secrètes, sans faiblir ? Ne puis-je

<page 18> en lui inspirant de l'estime, de l'amitié obtenir cette issue dans sa confiance ? pour faire entendre nos vœux ! pour oser insinuer ce que d'autres n'osent ou ne peuvent pas ? pour transmettre ces voix patriotiques qui subjuguent qui pénètrent mon âme ! La sienne sera-t-elle insensible à ces mâles, à ces énergiques accents ! S'abaisserait-elle à exiger, à employer la violence pour vaincre la résistance d'une femme ! qui veut rester pure :! et n'a pas d'amour à lui donner !... mais beaucoup d'admiration, d'enthousiasme, d'amitié ! Oui ! Je serai franche et vraie ! Je lui dirai tout ce que je lui disais à Blonie ! Je serai son amie de cœur et d'âme ! Je lui offrirai le tribut de cette affection paisible, sans fièvre, sans trouble, sans égarements qui a pour cortège l'estime, l'amitié dévouée de tout intérêt personnel. Et quand il ne m'aimera plus, il m'estimera encore ! Voilà le rêve que j'enfantais, tandis que j'aurais dû élever mon âme et mes bras vers celui qui peut tout ! en m'écriant ! sauve-moi de cette heure-là !

Madame C... rentra. Voici la décision de votre conseil, dit-elle qui s'accorde avec vos désirs. Vous n'écrirez plus, vous ne parlerez plus, puisque vous ne le voulez pas, mais vous passerez le reste de la journée chez M... et ce soir on vous remettra à votre destination, pour remplir une mission bien importante de laquelle dépend le salut de votre patrie, ne l'oubliez pas.

On fit de moi tout ce que l'on voulut ; je n'étais plus qu'une machine qu'on pouvait faire mouvoir à volonté.

<page 19>
Je ne sentais plus que l'effroi de l'attente. Tout bruit m'épouvantait ! Les mouvements de la pendule, la marche de l'aiguille... me faisait frissonner. Je regardais avec anxiété cette porte qui allait s'ouvrir, comme je le présumais, pour l'heure fatale ! Je n'osais faire des questions, je restais dans le silence.

 

CHAPITRE 7

<page 1>
Entre dix et onze, on frappa ; Ce fut le signal.

Allons prenez ce chapeau à voile, enveloppez-vous de ce manteau et suivez-moi. On vous attend au coin de la rue, tout est prévu, tout est préparé pour ménager votre extrême délicatesse !

J'ignore encore comment je fis ce trajet, une voiture attendait, un homme en manteau et chapeau rond, se tenait à la portière ouverte, on me souleva, on me poussa pour y monter. L'homme après avoir fait rentrer le marchepied se plaça à mes côtés. Nous partîmes et arrivâmes sans avoir échangé une parole. C'était pourtant D... comme je l'ai appris depuis.

Quand il fallut descendre on me porta jusqu'à la porte désignée qui s'ouvrit avec impatience. On me plaça dans un fauteuil, j'y tombais en sanglotant, mon mouchoir sur les yeux, Napoléon était à mes genoux, à mes pieds.

Vous me haïssez, je vous inspire de l'effroi... Vous en aimez un autre plus heureux que moi ! Ah dites, dites !

Tout en sanglotant avec une voix tremblante j'osais répondre.

Non ce n'est pas cela. J'ai honte de vous. J'ai honte de moi-même. Cher ange ! Peux-tu avoir honte d'une bonne action ? Tu m'apportes le

<page 2> bonheur, un moment de joie. Moi que tout le monde envie, me crois-tu heureux ? Me crois-tu bien formidable ici à tes pieds implorant ton amour ! Ce joli petit cœur, qui appartient j'en suis sûr à un autre puisque tu pleures tant !

Mais c'est égal, je vois ton doux visage et il tirait le mouchoir humide qui le couvrait. Sire ayez pitié de moi ! On m'a bien dit que tu étais un oiseau à apprivoiser, pauvre victime ! et ton vieux mari ! Comment est-il parvenu ?...

A ce nom je m'élançais, je jetais un cri, je voulais fuir, mes larmes me suffoquaient. Mille poignards aigus m'avaient frappée au cœur ! Mon crime était là dans ce nom rappelé et m'apparaissait dans toute l'horreur des résultats !

Il était immobile à me regarder sans doute avec étonnement.

Je courrais vers la porte.

Tu me hais donc décidément ! Je t'inspire de l'horreur ! Ah ! Ciel une polonaise pourrait-elle vous haïr.

Non ! non ! Je vous admire ! Je vous aime comme l'unique soutien de nos plus chères espérances ! Je vous l'ai prouvé à Blonie ! Votre image ne m'a pas quittée depuis, mes prières au ciel sont pour vous. Ah ! que ne puis-je être comprise !... et mes larmes recommencèrent. Mais... Ce nom que vous avez prononcé ! Il résonne là... au fond de mon âme comme un remords... et je me tordais les mains !...

Tu ne me hais pas ? C'est bien

<page 3> dit-il en me ramenant au fauteuil.

Ecoute. T'es-tu donnée volontairement à celui dont tu portes le nom ? Je ne répondais pas. Est-ce par l'amour des richesses, des titres, que sais-je ? d'une vanité satisfaite que tu as consenti à unir ton sort au sien ?

Ah Grand Dieu. L'amour des richesses et des titres ! Je ne l'ai jamais connu répliquais-je. Mais répondez à mes questions, il faut bien qu'il y ait une raison extraordinaire pour appareiller la jeunesse, la beauté à peine éclose à une vieillesse décrépite presque octogénaire ! Si la fortune et les titres n'en était pas une ! Répondez donc. Ma mère l'a voulu dis-je toujours en pleurant. Ah ! J'y suis. Et tu pourrais avoir des remords ?

Sire ce qui a été noué sur la terre ne doit plus être dénoué que dans le ciel ! C'est le plus puissant des législateurs qui l'a dit.

Il se mit à rire ! Cela m'indigna. Cette scène l'amusait par sa nouveauté comme il me l'a avoué depuis en me disant. Sais-tu que si ton visage, ton regard si pur, et ces larmes qui coulaient comme une fontaine n'avaient été là pour accréditer tes paroles, j'aurais cru avoir été le jouet d'une coquette.

Il me fit encore beaucoup de questions sur ma première éducation, mon genre de vie à la campagne, mon nom de baptême.

A deux heures on frappa à la porte ! Quoi déjà dit-il !

Eh bien ma douce et plaintive colombe, sèche tes larmes, va te reposer et ne crains plus l'aigle.

Il n'a d'autres forces auprès de toi que celles d'un amour passionné, mais d'un amour qui veut ton cœur avant tout. Tu finiras par l'aimer, car il sera tout pour toi ! Tout ! Entends-tu bien ?

Il m'aida à m'envelopper de mon

<page 4> manteau qui s'était détaché et en me conduisant à la porte il m'arrêta encore en tenant sa main sur le loquet fermé de la serrure et dit :
Promets-moi de revenir demain ou sinon je ne te laisse pas sortir, je m'empare de toi et que m'importe après tout ce que l'on dira ! Tu es pour mon cœur la plus chère, la plus désirée des conquêtes.

Je promis. Savais-je ce que je faisais ! Je fus ramenée comme j'étais arrivée. Plus calme cependant car j'espérais toujours grâce à ma chimère aborder au port avec ma faible planche. J'aurai plus de courage une autre fois, je le prierai, je lui dirai, et je m'endormis affaissée par les émotions et la fatigue de la journée...
A 9 heures M... était déjà à mon chevet avec un gros paquet en main, qu'elle déploya mystérieusement après avoir fermé la porte à clef.

J'aperçus des écrins en maroquin rouge, des fleurs de serre avec des branches de laurier, le tout accompagné d'une lettre cachetée. Voyez d'abord cela, dit-elle, en tirant un magnifique bouquet de diamants de l'écrin, et la guirlande ! Quelle eau, quel jeu, quel travail de bon goût. Ah ! comme cela vous ira !... Et elle m'ajustait, tandis que l'indignation me mettait hors de moi ! Arrachant ces objets de son admiration, je les lançais à terre au loin pour les briser ! Que faites-vous ? Oh ciel ! s'écria-t-elle toute consternée, et en même temps stupéfaite de me voir dans cet accès de colère dont elle ne me croyait pas susceptible !

Sachez Madame dis-je que ces bijoux me sont odieux ! Reportez les de suite je vous en conjure ! Si je consentais à me vendre ce serait pour un autre prix que les vains ornements que je méprise souverainement.

Etes-vous folle ma chère amie ! Que je les rapporte, je m'en garderai bien ! Je vais au contraire les ramasser et les soustraire à votre fureur.

<page 5>
Mais j'oubliais la lettre ! Elle décacheta et nous pûmes déchiffrer ce qui suit.

Marie ! ma douce Marie ! Ma première pensée est pour toi ! Mon premier désir de te revoir ! Tu viendras n'est-ce pas ? Tu me l'as promis, sinon l'aigle volerait vers toi ! Je te verrai à dîner. L'ami le dit : daigne donc accepter ce bouquet qu'il devienne un lien mystérieux qui établisse entre nous un rapport secret au milieu de la foule qui nous environne, exposés aux regards de la multitude nous pourrons nous entendre. Quand ma main pressera mon cœur tu sauras qu'il est tout occupé de toi, et pour réponse tu toucheras ton bouquet ! Aime-moi ma gentille Marie et que ta main ne quitte jamais ton bouquet.

Eh bien ! Où en êtes-vous maintenant, et quelle tête ! et voilà donc ce beau bouquet, ce lien mystérieux sur lequel on fondait de si belles espérances, brisé ! Il faut cependant vous en parer.

Ah Dieu m'en garde, je vous l'ai déjà dit, jamais ils n'orneront ma personne.

Mon cœur est en désordre ! Mon imagination, ma volonté peuvent être égarées par l'exaltation qui nous domine tous, mais les germes et les émotions d'une pudeur vertueuse s'y trouvent encore.

Mon front n'est pas encore un front d'airain et jamais je ne me vanterai de la honte que vous appelez mon triomphe. Je paraîtrai en coupable, humiliée ! mais jamais triomphante !

Il fallait cependant avancer dans le chemin rocailleux, bordé de précipices. Une force invincible m'y poussait. Toutes les têtes étaient montées au même ton. Toutes les ambitions moussaient ! C'était un essaim remuant, s'agitant, bourdonnant à ne pas s'entendre, s'exaltant

<page 6> mutuellement.

Ma famille jusqu'à celui qui aurait dû voir clair ! Tous partageaient le même enivrement.

Ma toilette se fit à la hâte. L'usage n'autorisant pas un bouquet au côté, qu'à un bal, je m'en dispensais, même des feuilles de laurier vert, quoiqu'elles fussent pour moi l'emblème de l'espérance.

Mon entrée chez M... fit sensation. On se pressait autour de moi, on m'examinait avec curiosité, la plupart des personnages m'étaient inconnus, et cependant je croyais voir que tout ce monde lisait sur mon front ma visite de la veille.

Tout en remplissant les formalités d'usage envers la maîtresse de la maison et les dames de plus haut rang que moi, sa Majesté me frappait de ses regards, ses sourcils se rapprochaient, un mécontentement subit altéra ses traits...

D'un œil perçant et scrutateur il me toisait, s'avançant brusquement. J'étais au supplice. J'avais l'effroi d'une scène publique ; pour l'éviter je plaçais ma main à l'endroit du bouquet en signe de paix.

Je le vis radouci, la sienne répondait au signal, j'étais tremblante.

<page 7>
Au moment de se mettre à table, il appela Duroc et parla à son oreille. Placée comme la première fois, aussitôt qu'il le put, des reproches m'attaquèrent.

Je conçois, répondis-je le plus bas possible, qu'après l'aperçu que vous avez de moi vous soyez étonné. Je n'ai pas touché à l'écrin, et il est resté entre les mains de celle à qui vous l'avez remis, je n'accepterai aucun cadeau de ce genre ! Ayez le pour dit Monsieur le Maréchal. Ah ! aurais-je osé paraître ici parée de tels dons ! Ah ! Dites lui bien que ce ne sont pas des récompenses personnelles qui peuvent contenter mon dévouement et ma vive admiration ! Une espérance pour notre avenir ! C'est la...

Comment vous en doutez encore ! Ne vous l'a-t'il pas donnée ! Tenez malgré votre injustice il est tout occupé de vous ! Je comprends son regard ! Voyez tandis qu'il paraît tout à la conversation générale, sa main placée sur son cœur indique que l'absence du bouquet l'inquiète. En se mettant à table, il m'a chargé de vous rappeler la promesse du soir ! Ah Madame n'y manquez pas si vous avez à cœur de lui faire tenir la sienne. Ah ! Vous devriez sentir tout le prix d'une telle conquête et cependant... oserais-je le dire. Je vous trouve toute différente, toute ralentie de l'empressement passionné que vous témoignâtes avec tant d'énergie à Blonie. Et ce qui m'étonne bien davantage encore ! C'est de le voir plus épris que je ne l'ai jamais vu. Le succès ambitionné partout, que l'on vous enviera partout vous a été réservé Madame. Ah ! Couvrez de fleurs les épines de sa vie, car il en a de cruelles ! On regarde avec envie des positions élevées, dont on ignore les peines. J'en suis trop près pour ne pas les apercevoir, et le vif attachement que je lui porte s'en afflige, aussi me

<page 8> voyez-vous empressé à contribuer aux moyens de lui procurer quelques instants du moins de bonheur fugitif.

Que vous dirais-je ? Cette seconde visite fut remplie avec les mêmes précautions que la première.

Il était agité, soucieux, son regard était sombre.

Ah ! Vous voilà enfin ! Je n'espérais plus vous voir !

Il me débarrassa de mon manteau ainsi que du chapeau et me plaçant dans un fauteuil il dit :

Allons comment vous justifierez vous des crimes que je vous impute ?
Pourquoi avoir cherché à m'inspirer le sentiment que vous ne partagez pas ? Pourquoi avoir refusé jusqu'à mes lauriers. Qu'en as-tu fait ? J'y attachais tant d'intéressants moments ! et tu m'en as privé. Ma main n'a pas quitté mon cœur et la tienne ! était immobile ! Une seule fois seulement tu as répondu à mon signal. Oh Marie ! Tu ne m'aimes pas ! et cependant je t'aime avec passion ! D'où cela vient-il ? et il se frappa le front avec un geste de rage. Après un moment de silence que je n'osais interrompre.

Voilà bien une polonaise ! C'est vous qui m'affermissez dans l'opinion que je porte sur cette nation !

Je recouvrais la parole pour m'écrier.

Ah ! de grâce Sire dites la moi !

Eh bien ! Marie, je juge ce peuple passionné et léger. Je crois que tout se fait chez eux par fantaisie et rien par système. Leur enthousiasme est impétueux, tumultueux, instantané, mais ils ne savent le régler, le perpétuer.

<page 9>
N'est-ce pas là votre portrait aussi ? Belle polonaise ! N'avez-vous pas couru comme une folle au risque d'être étouffée, pour m'apercevoir, pour m'encenser !... Je me laisse prendre le cœur par ce regard si tendre, par les expressions passionnées, et puis vous disparaissez ! J'ai beau vous chercher, je ne vous trouve pas et quand une des dernières vous arrivez enfin, je ne trouve plus en vous, que glace, tandis que je brûle ! Ecoutez Marie ! Sachez que toutes les fois que j'ai cru une chose impossible ou difficile à obtenir je l'ai désiré avec ardeur ! Rien ne me décourage.

Le on ne peut pas me talonne et j'avance toujours ! Habitué à voir céder avec empressement à mes désirs, ta résistance me subjugue, ta séduction m'a porté à la tête, elle me tient au cœur ! Je veux.... Entends-tu bien ce mot, je veux te forcer à m'aimer ! Marie ! J'ai fait revivre le nom de ta patrie. Sa souche existe grâce à moi. Je ferai plus encore ! Mais songe aussi que comme cette montre que je tiens en main et que je brise à tes yeux. En effet elle vola en éclats à mes pieds. C'est ainsi que son nom périra ! et toutes tes espérances, si tu me pousses à bout, en repoussant mon cœur et me refusant le tien...

Je tombais raide à ses pieds, l'effroi m'avait abattue, il était dans un état de violence horrible !

Tirons le voile sur cette scène que je voudrais effacer au prix de mon sang, de l'histoire de ma vie. Vous le savez, cet homme extraordinaire est un volcan ! Les passions, ambitions le dominent ! Mais celles de l'amour n'en sont pas moins violentes quoique moins durables ! Celui qui voyait l'univers à ses pieds était là aux miens ! Il essuyait mes larmes qui tombaient goutte à goutte.

<page 10>
Les étoiles du ciel sont tombées ! et moi, poussière, atome !

Jusqu'à ma confiance dans les inspirations divines a tournée contre moi.

Je l'avais tant prié de m'éclairer sur les insinuations universelles me présentant des résultats si séduisants et que je ne savais comment définir. Étaient-elles criminelles ? ou non ? Pouvais-je sauver ma patrie du joug de l'esclavage étranger ? Dois-je porter mon âme en holocauste pour vingt millions d'hommes ?

Ah ! Si je n'avais écouté que la voix céleste qui a dit de tout temps :

Tu ne feras pas le mal même pour opérer un bien.

Les voix humaines m'ont perdue ! Elles me disaient :

Le Seigneur se sert d'un grain de sable pour opérer des merveilles.

Et elle sanglotait, ses larmes humectaient ses belles boucles blondes qui devenues flottantes par l'humide contact retombaient sur ses joues, sur ce cou, dont la pureté, l'éclat et l'ensemble aurait rendu terne ici et sans vie les plus beaux tableaux de la Madeleine repentante. Il la priait de se calmer.

Ah ! Laissez-moi pleurer ! Je me sens mieux quand mes larmes coulent. Tant de pensées déchirantes m'accablent maintenant, elles reviennent en foule. C'est autant de reproches, je les entends là, là... dit-elle en indiquant sa tête et son cœur ! Ah c'est à présent seulement que je comprends cette admirable vérité qui dit que la force de résister au torrent nous a été donnée par la sagesse suprême quand nous l'employons à temps ! Un seul pas en arrière et nous sommes sauvés !

<page 11>
Mais une fois entraînés, plus de moyens, plus de force, plus de possibilité ! et alors tout est fini. Plus de joie réelle, plus de calme d'esprit, tout se flétrit, tout se décolore, tous les désirs sont émoussés. L'amertume seule reste à jamais ! Ah je l'éprouve cette amertume, elle me mine, c'est un poison. Pauvres femmes que ne puis-je les convaincre toutes, que quand les hommes nous demandent un instant de bonheur, c'est une éternité de malheur qu'ils nous laissent en échange.

Je ne pouvais plus reculer, il fallut avancer dans le chemin rocailleux que ma folle exaltation m'avait frayé. Le sacrifice était consommé. Il ne s'agissait plus que d'en recueillir le fruit pour ne pas perdre la seule récompense qui pouvait me faire supporter une position si coupable ; voilà la pensée qui me pénétra alors, en dominant ma volonté, elle m'empêcha de succomber sous le poids du remords et du regret.

Ah ! depuis lors mes visites furent journalières et mes espérances toujours au même point, toujours dans les promesses de l'avenir.

Un soir il me dit : avoue-le Marie ce n'est pas moi que tu aimes, c'est la patrie que tu aimes en moi !

Oui Sire, c'est vrai. Je vois en vous le sauveur, le régénérateur de cette patrie qui nous est si chère, vous êtes l'idole vers laquelle s'élèvent tant de milliers de voix et de mains ! invoquant votre secours sur tous les points de ce malheureux pays, sa population entière vous considère comme celui qui d'un souffle, d'une seule volonté peut relever cette nation humiliée depuis tant d'années, qui a déjà fait l'essai de ses propres forces sans succès, mais qui n'en peut douter avec votre secours. Tous les cœurs se

<page 12> donnent à vous ! Pouvez-vous douter du mien ?

Après m'avoir fait tout oublier ! Tout ! (et je pleurai) mais les regrets et les remords ne m'atteindront pas si j'obtiens la seule récompense digne de vous, digne de moi, la renaissance de la patrie. C'est là le bouquet désiré ardemment, c'est là le seul don, le seul prix que je puisse accepter sans hésiter et qui enchaînera mon cœur à jamais, vous me l'avez promis, dis-je en tombant à ses pieds !

Il me releva avec tendresse. Tu peux être sure Marie que la promesse que je te fis sera remplie. Tu en vois déjà l'accomplissement en partie ! J'ai forcé la Prusse à lâcher prise à la part qu'elle usurpait. Le temps fera le reste. Ca n'est pas le moment de réaliser le tout, il faut patienter ; La politique est une corde qui casse quand on la tend trop forcément, en attendant que vos hommes d'état se forment ! Car combien en avez-vous ? Vous êtes riches en bons patriotes, vous avez des bras ! Oui, j'en conviens, je leur rends pleine justice, l'honneur et le courage sortent par tous les pores de vos braves, mais cela ne suffit pas, pour seconder mes vues, mes efforts. Il faut encore une grande unanimité et beaucoup de bonnes têtes.

Ah ! Sire il y en a et il s'en trouvera n'en doutez pas !

Oui, c'est bien ! Mais que deviendra votre puissance alors Mesdames ? Car quand les hommes sont oisifs, les femmes règnent ! Si vous les remettez à l'ouvrage, gare à votre sceptre ! (me dit-il en me donnant une tape sur la joue).

Voilà comme nos soirées commençaient ordinairement, mais une bagatelle le détournait facilement, il cherchait même à éloigner les idées politiques et

<page 13> sérieuses pour les repasser sur des riens. Il aimait alors les commérages, des salons, des intérieurs de famille, les anecdotes secrètes de la société. La vie privée de chacun n'échappait pas à sa connaissance, souvent j'étais étonnée d'apprendre de lui des détails que j'ignorais moi-même touchant les personnes avec lesquelles je me trouvais en relation.

Vous êtes bien discrète Marie me disait-il quelque fois. C'est le secret de la comédie et vous voulez en faire un mystère.

Je le plaisantais sur ce goût là, disant que personne au monde ne croirait que le plus grand des hommes de son siècle, celui sur lequel reposent les intérêts du monde entier s'amusait de pareilles vétilles !

Rien n'est à dédaigner pour l'homme observateur ! me répondit-il... L'étude des hommes est celle qu'il m'importe le plus de connaître, j'ai atteint les bornes matérielles, je ne puis plus les franchir qu'en étudiant l'ordre moral. Les mœurs des grands et des petits influencent sur le total des nations en cherchant la cause des désordres qui ont miné votre pays et sapé sa base fondamentale, j'ai ouvert les portes dorées de vos palais, de vos salles de festin, j'ai soulevé les draperies de vos boudoirs, de vos alcôves et c'est là que j'aperçus les sources du mal. Vos citoyens se sont élevés d'une grandeur trop personnelle, vous les avez laissé faire ! Ils ont rendu petits ceux qui les entouraient, et qui auraient peut-être mieux fait qu'eux. Pour les amadouer, on les régalait, pour les empêcher de marcher, d'agir, on leur versait des flots de vin dans les gosiers, et pour avoir leur voix, on leur donnait de l'argent. L'esprit de famille, de ce bien-être tout personnel

<page 14> avait éteint dans les grands, les vertus publiques qui avaient distingué et rendu célèbres leurs ancêtres. Des peuples dont le désir dominant est de ne rien faire que boire et manger n'imaginent rien ; quand une fois on tombe dans la mollesse c'est fini, il faut s'étourdir pour ne pas s'affliger d'être forcé à quelques travaux.

Ah Sire ces temps sont passés ! Disais-je, le malheur a régénéré mes compatriotes, ils reconnaissent les fautes de leurs pères ! Ils sont prêts à tous les sacrifices, à tous les dévouements !

Cela finissait par une tape sur la joue et un " ma bonne Marie " ! Tu es digne d'être spartiate et d'avoir une patrie !

Un soir qu'il revenait d'une fête brillante que lui avait donné Mr le C.M., il se sentit incommodé et demanda du thé, je lui en présentais. Je mange trop ici, dit-il, contre l'habitude, cela m'incommode. Il faut avouer Marie que l'on s'entend très bien chez vous à fêter les souverains ! Je vois que toutes les connaissances et les idées applicables aux besoins de la vie, à l'augmentation des jouissances sociales, à l'embellissement des demeures seigneuriales sont introduites avec luxe et goût. Mais ma chère Marie ! Ne te fâche pas, ne fais pas la moue, je t'en prie, quand je t'avouerai, que tandis que j'admirais en parcourant vos campagnes, vos villes, les habitations somptueuses, ces colonnes, ces portiques, ces vastes parcs, jardins anglais, kiosques chinois, temples grecs et romains, bouquets splendides, fêtes magiques, je fus frappé désagréablement par la misère des masses, par l'ensemble de vos villes boueuses, de vos villages misérables, de ces cabanes chétives, de ces haillons qui couvrent toute une population.

<page 15>
Quand mes soldats leur demandent du pain (kleba) ils disent niema (il n'y en a pas), quand ils demandent hoda (de l'eau) ils répondent avec empressement javaz, javaz (d'abord, d'abord). Comme s'ils n'avaient que de l'eau à donner. Marie, ce n'est que sur les effets unanimes de toute la population qui couvre ce malheureux pays que vous devez fonder tous, vos espérances de succès solides !

Ah ! Grand Dieu Sire que dites-vous ! Je devins pâle comme la mort ! Je me sentais défaillir, je tombais sur le tapis à ses pieds comme s'il m'avait frappé de la foudre !

Marie vous ne m'avez pas laissé achever ma phrase ! Vous ne m'avez pas compris, revenez à vous, Marie ma bonne Marie ! et il courrait chercher des sels, de l'eau de Cologne et en frottait mon front, mes tempes palies !

Sire, révoquez cette horrible sentence ou prévision. C'est un arrêt de mort pour moi et ma patrie car sans vous, sans votre aide, elle ne peut exister ! et je tendais mes bras vers lui avec des mouvements convulsifs !

Ah les femmes, les femmes ! Elles ne comprennent rien, elles sont impatientes, elles entendent mal et se tourmentent sans raison. Si tu m'avais laissé parler, tu n'aurais pas fait pâlir ce joli visage que j'aime bien et qui me fait mal à voir souffrant. Tu sais bien Marie que j'aime ta nation, que mon intention, mes vues politiques, tout me porte à désirer son entière restitution. Je veux bien seconder ses efforts, soutenir ses droits ! Tout ce qui dépendra de moi, sans altérer mes devoirs et l'intérêt de la France, je le ferai sans nul doute, mais songe que de trop grandes distances nous séparent, ce que je puis faire aujourd'hui peut être détruit demain. Mes premiers devoirs sont pour la France, je ne puis faire couler le sang français pour une cause étrangère à ses intérêts et armer mon peuple pour courir à votre secours chaque fois qu'il en serait nécessaire. C'est donc pour tous

<page 16> les cas d'avenir incertain que je pousse la nécessité d'améliorer le sort des masses, fut-ce aux dépends des châteaux, pour développer cette énergie universelle qui peut devenir un appui solide et réduire vos ennemis au silence ! Croyez-moi Marie ! L'unanimité des efforts, des esprits, de toute la population de votre pays est une puissance formidable qui pourrait tenir tête à plus de trois nations ennemies ! Mais je les seconderai, je les aiderai, sois en sûre dans toutes les occasions. Les braves polonais qui ont combattu à mes côtés et leur cause si juste ont droit à ma protection.

C'est ainsi que j'étais calmée et ramenée vers cette espérance qu'aussitôt obtenue je semais dehors pour en faire goûter les charmes, le bonheur à mes compatriotes.

J'avais fait des progrès dans le langage muet et mystérieux qu'il m'enseignait tous les soirs et que je finis par comprendre mieux que Duroc. Et lorsque je lui témoignais mon étonnement sur cette faculté double d'exprimer à la fois de hautes pensées politiques ainsi que les plus cachées du cœur, car au milieu d'une conversation animée, très sérieuse, dans la chaleur de la narration, à la vue d'une foule attentive à l'écouter, ses regards furtifs et les gestes de la main, de ses doigts trouvaient le moyen de me faire entendre tout ce qu'il voulait me dire.

Cela t'étonne Marie ! me disait-il. Saches donc que je dois remplir dignement le poste qui m'est assigné. J'ai l'honneur de commander aux nations. Je n'étais qu'un gland Marie ! Je suis devenue chêne, je domine, on me voit, on m'observe de loin comme de près. Cette situation me force à jouer un rôle qui quelques fois peut ne pas m'être naturel et qui me gêne, mais que je dois soutenir pour rendre compte, non pas tant à

<page 17> d'autres dont je me soucie peu du suffrage et de l'opinion, mais à moi-même de cette représentation commandée par le caractère dont je suis revêtu, mais tandis que je fais le chêne pour tous, j'aime bien à redevenir gland pour toi seule, ma bonne, ma douce Marie ! Entends-tu cela et comment ferais-je ? Quand la foule nous observe ? pour te dire Marie je t'aime ! et toutes les fois que je te regarde, j'ai cette envie là et je ne puis m'approcher de ton oreille sans déroger, voilà ce qui me donne cette faculté qui t'étonne.

Il me grondait souvent pour la simplicité de ma toilette et des couleurs que j'avais adoptées. Je ne portais que le blanc, le gris ou le noir, il n'aimait pas cette couleur et se plaignait de mon peu de condescendance à ses goûts. Je m'excusais en disant qu'une polonaise doit porter le deuil de sa patrie. Ne sommes-nous pas toutes ses orphelines ! Quand vous la ressusciterez je ne quitterai plus le rose !

C'est ainsi que je saisissais tous les sujets d'entretien pour ramener toujours l'idée dominante dont le succès seul pouvait me purifier dans mon opinion et faire supporter une position en dehors de mes principes dont je sentais tout le malheur !

L'empereur n'aime pas à parler politique avec les femmes, en général il attache un ridicule à toutes celles qui s'en occupaient. Je hais ces femmes hommes ! Elles feraient mieux de tricoter et de faire des enfants que de se mêler d'une science qui n'est pas à leur portée. Voilà les paroles que j'entendais ; souvent même j'ai pris fait et cause pour quelques-unes d'entre elles, qu'il accusait de ce défaut-là. Eh ! bien je ne conçois rien à la liberté que j'avais d'introduire ce genre de conversation sans le fâcher. Je crois que c'était grâce à la conviction de mon désintéressement

<page 18> ainsi que de mon peu d'ambition personnelle ; il avait là dans mon âme, que c'était uniquement le pur amour de la patrie qui la remplissait sans aucune arrière-pensée, et que je soulageais cette âme devant lui en implorant l'espérance en échange.

Le bon, l'excellent Maréchal Duroc me nourrissait aussi alors d'espoir, il aimait et estimait notre nation. La veille du départ de sa Majesté il me dit : Patience vous atteindrez le but qui vous tient à cœur ! Laissez le faire, je vous certifie que le rétablissement entier de votre digne patrie est à la première ligne de son plan politique. Mais pour vous aider efficacement il faut se débarrasser avant tout d'entraves personnelles très majeures mais dont nous viendrons à bout sans nul doute.

Effectivement le lendemain de cette conversation, des courriers arrivés de France et de tous les pays de l'Europe hâtèrent le départ de sa Majesté. Le système continental, l'Espagne à contenir, les complots anglais à déjouer, l'Autriche à réprimer, tels étaient alors les grands intérêts qui l'occupaient uniquement.

Je fus atterrée lorsque sa Majesté m'eut dit à mon entrée chez lui.

Marie, je pars demain ! De grandes responsabilités pèsent sur moi, je suis rappelé pour repousser les orages prêts à éclater sur mes peuples. Me priveras-tu pour toujours du charme de ta présence ? Ne suis-je rien pour toi ?

Je fondis en larmes et j'allais m'écrier ! Vous partez ! Sans avoir rien fait pour nous ! C'est là le sentiment qui m'oppressait et qui faisait bruit dans tout mon moi. Je ne proférai cependant que les mots. Que vais-je devenir ! Grand Dieu ! Tu viendras à Paris ma bonne Marie. Je te donne Duroc pour tuteur, il veillera

<page 19> à tes intérêts, tu t'adresseras à lui dans tous les cas, tes désirs seront remplis à moins que tu n'exiges l'impossible.

Ah ! Sire ! Vous le savez je n'ai qu'un désir ! Un seul désir et vous le connaissez. Mon cœur n'en forme pas d'autres ! Je veux rester pure de tout autre don de votre main, tous les trésors du monde ne sauraient me contenter et me relever dans ma propre estime ! Rendez-moi ma patrie Sire ! alors je serai satisfaite et à l'abri d'un mépris mérité, jusque-là, j'attendrai avec confiance l'effet de vos promesses bienfaisantes à l'ombre de ma retraite à la campagne. Votre souvenir lié à l'idée dominante de mes pensées, sera un feu caché et sacré, au culte duquel je me consacre, ensevelis dans les replis les plus secrets du cœur ; je les y nourrirai d'espoir, de souvenir et de confiance.

Non ! Non ! Marie, il n'en sera pas ainsi, je sais que tu pourras vivre sans moi. Je sais que ton cœur n'est pas à moi, tu ne m'aimes pas Marie !Je le sais, car tu es franche sans art et c'est pour cela même que tu me charmes, plus qu'aucune ne m'a charmé, mais tu es bonne, douce, ton cœur est si noble, si pur ! Pourrais-tu me priver de quelques instants de félicité passés chaque jour auprès de toi ! Ah ! Marie je n'en puis avoir que par toi ! Et l'on me croit le plus heureux de la terre.

Ces paroles furent exprimées avec un sourire si amer, si triste ! qu'il m'inspira un sentiment étrange, pour le souverain du monde ! La pitié me jeta dans ses bras, je promis tout ce qu'il voulut.

 

Transcripteur : Alexandre Walewski

 

Pour le manuscrit original consulter les " ARCHIVES "