TABLE RONDE 1er et 2 juin 2007

BESANÇON

Autour de saint Maurice :
Politique, société et construction identitaire.

 

Cyril ISNART :

Le modèle de sainteté légionnaire. Genèse et modalités d’usage

 

Les images des saints, et en particulier de saints à l’identité forte, est un sujet que les historiens et les ethnologues partagent. Sans revenir sur les croisements féconds des deux disciplines, nous souhaiterons présenter une lecture anthropologique de l’iconographie des saints de la Légion Thébéenne dans les Alpes du sud qui est éclairée par les processus hagiographique et rituel dont leurs images sont l’objet 1. Si l’histoire et l’anthropologie privilégient souvent une perspective monographique, qui tente de répondre à la question du fonctionnement, ici et maintenant, d’un culte, en tant qu’élément d’un système ouvert liant dévotion, économie, politique et modalités du rapport au divin, une étude comparative des deux côtés de la frontières franco italienne des Alpes du sud s’est avérée très concluante.

Pour entreprendre une telle enquête, la construction du modèle du saint légionnaire et de sa généalogie ont été deux étapes indispensables et concomitantes. Les antécédents iconographiques de la sainteté légionnaire remontent aux premiers temps du christianisme, notamment dans l'aire byzantine, en puisant certaines de leurs caractéristiques dans les images de saints militaires universels, comme l'archange Michel,  le saint légendaire Georges ou, bien que plus rare, le saint Martin du manteau. La métaphore du miles christi et le mouvement d’invention des saints laïcs ont participé également à l’apparition du saint légionnaire. Ils ont par ailleurs profité de la vogue renaissante et classique du retour à l'Antique, quand les héros de la littérature ancienne, les personnages de la Bible ou les personnages politiques étaient représentés sur le modèle militaire antique. Dès le haut Moyen Age, les usages politiques de saint Maurice et des thébéens ont de plus soutenu le mouvement de diffusion des images de saints légionnaires. Il apparaît ainsi que la diffusion de ces personnages du IIIe siècle dans l'iconographie alpine s'inscrit dans une histoire de transmission des motifs et dans une histoire des images catholiques dont les ressorts semblent fortement déterminés, et ainsi en partie expliqués, par les contextes sociaux et historiques.

Pour autant, l’usage du modèle iconographique implique une limite sérieuse à l'enquête, puisqu'il donne une place centrale à l'image du saint et cachent les autres dimensions narratives et rituelles qui sont, autant que l'image, constitutives du personnage. Ce recours complémentaire au texte, sous ses formes les plus variées, a pour effet secondaire de mettre au jour la dimension locale des saints légionnaires alpins et de souligner que le saint légionnaire d'un lieu n'est pas simplement une occurrence d'un motif iconographique, mais plutôt une entité multidimensionnelle, identifiable parmi d'autres saints et surtout parmi d'autres saints légionnaires voisins.

Les récits hagiographiques que l’on peut recueillir soit de source orale soit dans les plaquettes de sanctuaires ou dans la littérature d’histoire régionale répondent tous à une logique narrative bien huilée : si le saint du lieu est légionnaire, c’est qu’il appartient à la cohorte des martyrs d’Agaune qui ont pu s’échapper du martyr, comme le rappelle un très court passage de la légende. Les  textes ajoutent que le saint est mort dans le village où l’on honore, qu’il a auparavant fait beaucoup de bien et évangélisé ces contrées encore païennes. On trouve une quantité de variantes localisées de ce texte, qui s’ajustent aux conditions historiques, géographiques et mémorielles du village ou de la région. Ici, on évoque un combat contre les sarrasins, ici une apparition lors d’une bataille, là encore une malédiction prononcée par le saint. Mais l’essentiel à mes yeux est la chose suivante : ces textes que nous avons pris en compte dans l'enquête se rapproche de l'inscription qui, dans la tradition iconographique byzantine, attribue un nom et une identité à une image d'un saint souvent stéréotypée et que cette identité est locale.

Pour autant, dans les Alpes du sud, les saints légionnaires ne sont pas seulement des saints thébéens. On sait que Alessio 2, au début du XXe siècle, qui tente d’établir un inventaire des thébéens en Piémont, bute sur les inventions tardives de thébéens, sur les saints locaux transformés en thébéens, sur les importations de reliques qui présentent des saints légionnaires ou sur les saints légionnaires n’appartenant pas à la Légion Thébéenne. Et c’est cette même diversité des saints légionnaires que j’ai trouvé sur mon terrain et qui a rendu le travail à la fois compliqué et passionnant. Puisque s’il était nécessaire de faire la différence entre les différents types de saints légionnaires, il fallait aussi comprendre comme un saint local devient un saint thébéen ou comment un saint des catacombes devient un légionnaire. Et l’on comprend alors que l’analyse de l’image ne suffit pas pour démonter ce genre de constructions religieuses et politiques.

Cette multiplicité des modalités de légionnarisation des saints, qui repose principalement sur la construction d’un récit local autour du saint, est en quelque sorte le fil que j’ai du suivre pour saisir la logique qui me semblait rendre compte le plus fidèlement des mécanismes à l’œuvre dans le culte des saints légionnaires.

En ajoutant le rituel à l’iconographie et la narration des légionnaires, la dimension locale s’affirme et rejoint alors l’étude que Robert Hertz a consacrée en 1913 à un saint légionnaire nommé Besse, 3 fondée sur une enquête de terrain dans la région alpine de Cogne au début du XXe siècle. L’auteur y démontre que le terrain implique de prendre en compte les conditions locales du culte pour en saisir les logiques. Les usages du saint que Hertz rencontre renvoient en effet en partie à une analogie entre son identité légionnaire et ses attributions, mais que l’image du saint, également représenté en évèque, et le rituel qui fait de lui un spécialiste contre les sorts ou contre les maladies en tout genre, ne s’expliquent pas seulement par les textes hagiographiques. De la même manière, sur notre terrain d’étude, plusieurs saints légionnaires sont spécialistes des militaires, ou bien des animaux domestiques et d’élevage ou encore ils endossent le rôle de patron de la paroisse. L’ensemble de ces fonctions spécialisées est caractérisé par des micro-récits et des pratiques rituelles locales qui relient intimement le saint, la population et la mémoire du lieu.

 

Pour finir, je voudrais poser une question d’ordre méthodologique, qui s’est posé à maintes reprises. La variation hagiographique et le thème de la localisation semblent bien se dégager comme des lignes de forces qui structurent le modèle du saint légionnaire. L'épreuve de la comparaison et du terrain nous fait apparaître des nuances locales qui font de cette catégorie de saint une classe ambiguë et ambivalente du panthéon chrétien, mais d’autant plus intéressante qu’elle a été politiquement investie et qu’elle est traversée par un travail collectif sur le récit des origines et sur la construction des identités locales. 

Ces conclusions apparaissent finalement en utilisant des sources hétérogènes (orale, écrites, iconographique, observation de rituels, etc…) et qui ne sont pas issues de la même période historique. Mon travail a donc consisté certes à comparer d’un lieu à l’autre et d’une époque à l’autre mais surtout à rendre les données comparables en les inscrivant dans leur contexte historique, économique, religieux et ethnographique. Mais y-a-t-il une équivalence méthodologique entre un rituel contemporain et des images du XVe siècle ? Je pense que oui, si on passe non pas par l'étude des objets en soi (iconographie, rituel, récit) qui apparaîtraient alors comme des phénomènes décontextualisés, mais si on passe par l'étude des usages que les acteurs sociaux font des images, des rituels ou des récits, travail collectif qui se traduit pour les saints thébéens par cette machinerie complexe dont le but principal est la construction d’un saint local.

1 Cet exposé est issu de mon doctorat d’anthropologie, Isnart Cyril, Ethnologie de la localité. Les saints légionnaires dans les Alpes du sud. Iconographie, hagiographie, rituel, Thèse de doctorat, Université de Provence, Institut d’Ethnologie Méditerranéenne et Comparative, 2004. La publication est prévue aux éditions de la MSH (Paris) dans le courant de l’automne 2007.

2 Alessio F., "I martiri tebei in Piemonte" in Mesellanea valdostana, Biblioteca della Società Storica Subalpina, XVII, Pinerolo, 1903.

3 Hertz R., "Saint Besse, Etude d'un culte alpestre" in Revue d'histoire des religions, LXVII, n°2, 1913, pp. 115-180, repris dans Mélanges de sociologie religieuse et de folklore, Paris, Alcan, 1928, préf. de M. Mauss, pp. 131-194 et Paris, PUF, 1970, préf. de G. Balandier