COLLOQUE INTERNATIONNAL 29 septembre - 3 octobre 2009

BESANÇON - SAINT-MAURICE D'AGAUNE

Autour de saint Maurice :
Politique, société et construction identitaire.

 

Alain RAUWEL

Le culte de s. Maurice en Bourgogne ducale

 

Il ne s'agit pas ici d'une monographie de dévotion comme on pourrait en produire sur n'importe quel saint ayant bénéficié d'un certain culte dans n'importe quelle région. Dans la mesure où le culte mauricien doit sa vigueur à Sigismond, roi burgonde, et dans la mesure où le duché de Bourgogne, bien que coupé des terres impériales où persiste l'idée royale bourguignonne, construit en partie son identité comme conservatoire des anciennes traditions burgondes, la force ou la faiblesse de la présence de s. Maurice ne pourra manquer d'être interprétée comme un signe de " longue mémoire ", indissolublement politique et religieuse.

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A croire la tradition locale, l'histoire de s. Maurice en Bourgogne commence en 517, date de la donation de Semur (en Auxois) aux religieux d'Agaune par le roi Sigismond. Mais le dossier de ce prieuré français de la grande abbaye valaisane est très fragile. Le premier texte avancé est un diplôme de Charlemagne, présenté comme perdu depuis le XVIIIe s., qui confirmerait la donation de Sigismond. Mais les extraits conservés montrent qu'il s'agit de toute évidence d'un faux. Il n'y a donc pas d'attestation documentaire solide avant une notice d'accord entre les " canonici sancti Mauricii Agaunensis ecclesiae " et un habitant de Semur, datable du milieu du XIe s. par une mention de l'évêque de Paris Humbert de Vergy (1028-1060 ; Arch. de Saint-Maurice 58/1/1 ; Arch. dép. de la Côte-d'Or H 764 ; Petit, Histoire des ducs de Bourgogne t. 1 n° 23). Ensuite, aucun problème : le prieuré de Semur, qui perd son vocable originel au profit de Saint-Jean, figure dans toutes les grandes bulles de confirmation du XIIe s. (Eugène III, Alexandre III, Clément III, etc.). Mais sa date de fondation reste sujette à caution.

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S'il faut chercher un point de départ à la diffusion du culte en Bourgogne, c'est plutôt vers Saint-Bénigne de Dijon qu'il faut se tourner. Il y a toutes raisons de croire que, lorsque la basilique et la communauté de clercs qui lui est attachée sont fondées par l'évêque de Langres Grégoire c. 535, c'est sous le vocable de s. Maurice que l'ensemble est placé. Bénigne, qui n'avait alors pas de vita, et à peine de nom, était trop inconnu pour qu'on lui consacrât un grand sanctuaire. Une donation de 876 est encore faite " ad ecclesiam Dei que est constructa in honore sancti Mauricii, ubi et beatus martir Benignus jacet " (Chartes et documents de Saint-Bénigne t. 1 n° 101). Et lorsque la Chronique raconte l'arrivée de Guillaume " de Volpiano " en 989 (récit rédigé seulement une cinquantaine d'années plus tard), elle présente bien l'autel majeur comme dédié aux saints Maurice et Bénigne, Maurice tenant le premier rang. En revanche, on ne suivra pas la Chronique lorsqu'elle affirme que le roi Gontran, ayant institué la laus perennis " ad similitudinem monasterii Sanctorum Agaunensium " (ce qui est possible), réunit les deux communautés sous le même abbé. Le rapprochement est très révélateur, cependant, de la conscience encore vive, au XIe s., alors que la maison vit dans l'orbite clunisienne, de liens originaires avec le monastère valaisan.

Plus primitive encore devait être la dédicace de l'église de Corsaint (Côte-d'Or, anc. dioc. de Langres). Ce village doit son nom significatif au fait que le corps de s. Jean de Réôme, introducteur du monachisme en Bourgogne, y fut déposé à sa mort, vers le milieu du VIe siècle (il le quitta au VIIIe, lorsque la communauté s'installa un peu plus loin, à Moutiers-Saint-Jean). Or on sait que Jean appartenait à l'une des grandes familles de l'aristocratie sénatoriale du Dijonnais, et qu'il avait choisi pour s'y retirer avec ses disciples un domaine du patrimoine familial. Il y a donc lieu de penser qu'on l'inhuma dans l'oratoire de la villa, qui existait déjà à son arrivée, et pourrait donc être l'un des très anciens sanctuaires mauriciens.

Doit-on en faire le parallèle avec Saint-Germain d'Auxerre ? La tradition affirme que l'oratoire construit par le saint évêque c. 425 et qui accueillit sa tombe en 448 avait été placé par Germain lui-même sous le vocable de s. Maurice. Mais ce fait n'est signalé qu'à partir de l'époque carolingienne. J'aurais plutôt tendance à voir là une contamination à partir de l'exemple dijonnais : puisqu'on ignorait qui avait été titulaire de la chapelle primitive, on lui attribua le vocable considéré comme le plus vraisemblable parmi ceux qui étaient typiquement régionaux. Paradoxalement, en Bourgogne du nord, les témoignages sénonais sont donc finalement plus solides que les auxerrois. Le Trésor de la cathédrale, dont on connaît l'extraordinaire richesse, compte beaucoup de reliques mauriciennes avec leurs authentiques, dont au moins deux sont mérovingiens (Catalogue Prou n° 94 et 97). Maurice n'est pas le seul à être représenté, plusieurs de ses compagnons le sont aussi, surtout Victor, pour les ossements duquel fut apporté un superbe suaire taillé dans une soierie iranienne. Sigismond (" sanctus Sesmundus ") est également présent. Tous ces fragments de corps saints ont dû être amenés par l'abbé d'Agaune et évêque de Sion Willicaire, qui devint archevêque de Sens c. 769.

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La question devient plus ardue si l'on tente de comprendre les patronages d'églises rurales. Elles sont en quantité assez moyenne : environ 8 pour l'actuelle Côte-d'Or, 6 pour l'Yonne, à peu près autant pour la Saône-et-Loire. On est frappé, quand on examine la liste, par la présence de villages où existèrent des maisons d'Ordres religieux militaires, Templiers ou Hospitaliers. La tentation serait grande d'établir un lien de cause à effet. Mais il ne fonctionne guère. La commanderie de La Romagne s'est établie sur le finage de Saint-Maurice-sur-Vingeanne alors qu'existait déjà la paroissiale dédiée à notre saint. Même chose pour les Templiers de Thoisy-le-Désert. La " filière militaire " semble donc assez douteuse.

On en a confirmation à la fin du Moyen-Age en examinant un corpus cohérent, celui des fondations de chapellenies à la Chapelle ducale de Dijon. Ces fondations, nombreuses et importantes, sont l'œuvre des grands attachés à la cour des derniers ducs capétiens, puis des Valois de Bourgogne. On n'y rencontre pas d'autel Saint-Maurice. Lorsqu'un représentant de l'ancienne noblesse d'épée veut marquer son rang en honorant un saint militaire, il choisit s. Georges (chapelle de Blaisy, 1366). C'est la même logique qui conduit encore Charles le Téméraire, lorsqu'il se fait présenter par un saint patron pour sa statue priante du Trésor de Liège, à choisir Georges plutôt que Maurice.

Pour autant, Maurice n'est pas oublié. J'en vois une preuve importante dans le trésor des reliques de l'abbatiale Saint-Etienne de Dijon, la grande rivale de Saint-Bénigne pour le contrôle de la vie religieuse en ville et dans le plat-pays. Les documents rassemblés par L. Durnecker (in D. Méhu, Mises en scènes et mémoire de la consécration de l'église dans l'Occident médiéval) montrent qu'il y avait une volonté d'affirmer une " Chrétienté bourguignonne " par le choix et l'organisation des vocables lors des consécrations d'autels, bien documentées dès le XIIe s. Or le saint d'Agaune est bien présent dans le grand acte de consécration de 1141, et on le trouve toujours dans l'inventaire général des reliques de l'église dressé à la fin du XIVe s. Cela montre son inscription parmi les ingrédients de base de la mémoire dijonnaise.

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Ce constat est en somme bien significatif de la situation du culte mauricien dans la Bourgogne ducale. Il n'est pas absent, certes non, et on en garde la mémoire dans quelques uns des hauts lieux de la Chrétienté locale (le vieux siège primatial sénonais, les deux grandes églises régulières de la capitale ducale, un chef lieu de comté comme Semur, des abbayes anciennes et puissantes comme Réôme ou Saint-Germain, etc.). Cela étant, il n'est pas dominant, les paroisses ne se précipitent pas pour le choisir comme patron, il n'y a pas de flux pèlerin en son honneur (aucun indice trouvé par D. Carron dans sa thèse sur les pèlerinages de Bourgogne), pas de confréries... Les liens entre Bourgogne et Valais (Willicaire, mais aussi " saint " Guérin, moine de Molesme devenu évêque de Sion en 1138 et très actif en faveur des religieux d'Agaune) ne semblent pas non plus avoir beaucoup ravivé la dévotion. Un souvenir, donc, plus qu'une réalité vivante.

Alain Rauwel