Archives du Grand-Saint-Bernard
Aperçu historique de la Congrégation des chanoines du Gd-St-Bernard
Déjà la Table de Peutinger, copie d'une carte géographique
romaine du quatrième siècle, mentionne le nom " In Summo
Pennino " entre la ville de Martigny et celle d'Aoste. Il s'agit du
col du Mont-Joux, l'actuel col du Grand-Saint-Bernard (2473 m.), antique lien
entre le Nord et le Sud des Alpes.
Des fouilles archéologiques entreprises sur ce col ont mis à jour
de nombreuses monnaies gauloises déposées au pied d'un rocher
sur lequel était vénéré Pen, divinité véragre
des sommets. C'est ce dieu qui a donné son nom à tout le cirque
des alpes environnantes, les Alpes pennines. Après la conquête
romaine du Valais, vers 15 avant Jésus-Christ, l'empereur Claude fait
construire un temple (11m 30 sur 7m 40) au dieu du lieu qu'il assimile sous
le nom de Jupiter Pennin. A cet emplacement, les archéologues ont découvert
de nombreux ex-voto de bronze, divers objets courants ainsi qu'une collection
d'environ 2'000 pièces de monnaies romaines attestant ainsi un culte
à Jupiter durant les premiers siècles de notre ère. Sous
l'empereur Théodose, les cultes païens sont interdits au profit
de la religion chrétienne qui s'établit définitivement
dans l'Empire romain. Ces derniers sont ainsi abandonnés, puis oubliés.
Un long silence couvre la période des invasions barbares à l'ère
carolingienne, puis quelques documents épars nous apprennent l'existence
d'un monastère du Mont-Joux, situé à Bourg-Saint-Pierre
: Vulgarius y était abbé aux alentours de 820. Vers l'an 900,
sont mentionnés les marronniers, guides de montagne qui vont chaque jour
de l'hiver à la rencontre des passants. Ils accompliront leur travail
jusqu'au début du vingtième siècle, lorsque l'invention
du téléphone consignera leur métier dans les encyclopédies.
Le dixième siècle voit sombrer ce monastère, ravagé
tour à tour par les invasions de Hongrois (924) puis de Sarrasins (vers
940). Vers l'an mil, Hugues II, évêque de Genève, fait rebâtir
l'église de Bourg-Saint-Pierre. La sacristie et le clocher actuels datent
de cette reconstruction.
Nous ne savons que peu de choses
concernant saint Bernard de Menthon qui restaure le monastère du Mont-Joux
au milieu du onzième siècle lorsqu'il fonde son hospice dédié
à saint Nicolas de Myre. Les archives de l'hospice conservent un fragment
de manuscrit du onzième siècle contenant le début de la
légende de saint Nicolas (AGSB 2565). Si ce document a appartenu à
saint Bernard, c'est l'unique rescapé de dix siècles d'histoire.
Quant à saint Bernard, il est enterré à Novare le 15 juin
1081 ou 1086. D'après son squelette, analysé en 1965, il est mort
vers l'âge de 60 ans, ce qui situe sa naissance vers 1020. Des constructions
auxquelles il a travaillé, nous pouvons encore voir, dans les caves de
l'hospice actuel, le rez-de-chaussée de son hospice (18 m sur 13,50 m)
et la grotte dans laquelle il se retirait (1,80 m sur 1,25 m).
Les anciennes possessions du monastère de Mont-Joux semblent avoir été
transférées à l'œuvre de Bernard de Menthon dont la
devise : " Hic Christus adoratur et pascitur " (ici le christ est
adoré et nourri) exprime l'idéal évangélique. En
effet, une communauté de chanoines réguliers chante l'office choral
et sert son Seigneur dans ses frères qui franchissent le col du Mont-Joux.
Ce service hivernal n'est pas exempt de dangers ; la mort sévit souvent.
Le froid, la neige et les avalanches emportent des passants, et même les
chanoines qui vont les secourir. Ainsi les voyageurs font de grandes dotations
en reconnaissance du sauvetage de leurs vies. Comme cet hospice ne cesse de
s'enrichir, la convoitise des puissants tente de s'en approprier les revenus.
Après des siècles d'expansion,
la Congrégation va connaître une fin de Moyen-Âge troublée.
Lors du Grand Schisme, la prévôté du Mont-Joux obtient une
première fois le privilège de l'exemption de l'antipape Jean XXIII
le 15 mars 1411 (AGSB 237), confirmée définitivement par Nicolas
V le 17 avril 1453 (AGSB 254). Ainsi elle quitte la juridiction de l'évêque
de Sion pour ne dépendre que du Saint-siège pour ce qui concerne
son organisation interne. C'est un élément positif, manifestant
une plus grande autonomie par rapport aux diocèses, mais c'est à
double tranchant. En effet, le spectre de la commande menace l'église
au 15ème siècle (des laïcs deviennent supérieurs de
monastères pour tirer profit des revenus de ces derniers, laissant aux
prieurs claustraux le soin desdits monastères), et le Saint-Bernard n'est
pas exempt de ces soucis. En 1437, puis 1438, des nouvelles constitutions sont
rédigées afin d'éviter la commende. Le résultat
reste cependant peu concluant : Jean de Grolée est nommé premier
prévôt commendataire par le pape Eugène IV, le 28 février
1437 (la commende durera jusqu'en 1586), tandis que les constitutions garantissant
la liberté d'élection du prévôt par le chapitre conventuel
sont promulguées le 15 mai 1438 (AGSB 694). Deux éléments
politiques vont envenimer l'affaire :
1. Le dernier antipape de la chrétienté, Félix V (1439-1449),
qui est aussi connu sous le nom d'Amédée VIII comte de Savoie,
dépose la tiare en 1449 et reconnaît Nicolas V (1447-1455) comme
Souverain Pontife légitime. En contrepartie, Sa Sainteté lui promet
de le consulter pour repourvoir les grands bénéfices - évêchés
et abbayes, dont le Saint-Bernard - qui deviendraient vacants sur l'étendue
du territoire savoyard. Cette concession, aussi valide pour ses successeurs,
est aussitôt interprétée comme un droit de nomination. (Le
texte de ce privilège de Nicolas V est intégralement publié
dans DUC J.-A., Histoire de l'Eglise d'Aoste. Tome 4, H. Leibzig Châtel-St-Denis
1909, p. 467-469).
2. Durant les guerres de Bourgogne, les Sept Dizains du Haut-Valais s'allient
avec Berne, contre la duchesse Yolande de Savoie. Ils en profitent pour annexer
définitivement le Bas-Valais lors de la bataille de la Planta du 13 novembre
1475. La maison de Savoie, ancien maître de ces terres, n'acceptera ce
nouvel état de faits qu'en 1528, essayant cependant de conserver si ce
n'est l'hospice du Grand-Saint-Bernard, du moins le contrôle de sa source
d'eau potable, le problème de frontière ne sera résolu
qu'en 1906 (AGSB 154 et AGSB Plan 13).
L'hospice devenu valaisan, certains chanoines commencent à contester la nomination de leur prévôt par les ducs de Savoie. Ainsi la congrégation finit par se diviser en deux clans : les constitutionnels, à majorité valaisanne et soutenus par l'évêque de Sion et le nonce de Lucerne, revendiquant la libre élection du prévôt par le chapitre claustral telle que le prévoient les constitutions de 1438, et les anticonstitutionnels, à majorité savoyarde soutenus par le prévôt et la cour de Savoie, qui légitiment la coutume. Avec cette dynamique, la Réforme passe presque inaperçue ; en 1536, Berne l'amène à Genève et sécularise les biens paroissiaux situés sur les actuels cantons de Vaud et de Genève (quelques ouvrages liturgiques à l'usage du diocèse de Genève ont été sauvés à cette occasion et amenés à l'hospice où ils y sont encore), respectant la ferme de Roche, grande écurie à chevaux de la Congrégation en raison de l'hospitalité exercée charitablement envers chaque homme, indépendamment de ses convictions religieuses. Bel exemple d'œcuménisme avant l'heure ! Avec le coadjuteur Boniface, au début du dix-huitième siècle, les constitutions sont éditées à deux reprises, en 1711 et en 1723, pour servir de modèle de vie. Ce début de stricte observance religieuse aggrave le conflit entre chanoines, finalement porté en cour romaine.
Au 18ème siècle, cette affaire trouvera une résolution radicale. En effet, comme les chanoines constitutionnels militaient depuis des siècles pour obtenir la libre élection de leur prévôt, ils finissent par obtenir satisfaction. Benoît XIV tranche le problème par la bulle " In Supereminenti ", du 19 août 1752 qui sécularise les chanoines et les biens de la Congrégation situés sur les Etats sardes. Avec beaucoup de peine la Congrégation survit à cette épreuve.
Contrairement à la majorité des ordres religieux du monde, la Révolution française ne ravage pas la petite congrégation des chanoines du Gd-St-Bernard. Au contraire, elle contribue à sa renommée. En effet, dans une Europe à feu et à sang, l'hospice devient un havre de paix et de gratuité, permettant aux exilés et aux soldats de faire une halte bienfaisante dans leurs itinéraires tourmentés. Ainsi les nombreux passants font des chiens du Grand-Saint-Bernard un symbole de la charité chrétienne qui est exercée sur le col du même nom. A la suite du passage de Bonaparte et de son armée de Réserve sur l'antique col, en mai 1800, Le Premier Consul signera le décret de fondation et de dotation de l'hospice du Simplon qu'il confiera aux mêmes chanoines.
Les Révolutions de 1848 sont particulièrement pénibles pour la Congrégation. Le prévôt Filliez (1830-1868), représentant le clergé à la diète y défend des opinions tranchées en faveur des privilèges du clergé dont il se fait l'apôtre virulent. Ses positions lui valent l'exil en Vallée d'Aoste - avec en prime une tentative d'assassinat durant sa fuite - ainsi que la sécularisation et la vente aux enchères des biens de la Congrégation, dont la ferme de Roche, perdue définitivement. Lorsque la raison finit par l'emporter sur la vengeance, les chanoines retrouvent une partie de leurs biens, avec une énorme dette de guerre à éponger.
Après plus de 12 siècles
d'histoire et 950 ans après la fondation de l'hospice du Mont Joux par
l'archidiacre Bernard de la cité d'Aoste, la Congrégation vit
une période de mutations. En effet, les progrès technologiques
qui ont facilité le transit des personnes et des marchandises au travers
des Alpes, avec le percement du tunnel du Simplon (tunnel ferroviaire, 1906),
puis de celui du Gd-St-Bernard (tunnel routier, 1964), la nécessité
matérielle des hospice a disparu. De plus, en raison d'abus qui ont failli
mettre la Congrégation en faillite, la gratuité de l'hospitalité
a été supprimée vers 1940.
Aujourd'hui les hospices ne sont pas des maisons vides. En raison du stress
de la vie du monde qui recherche le profit et la rentabilité, souvent
au détriment de l'être humain, des hommes se mettent en route pour
se ressourcer et fréquentent les hospices.
De plus, juridiquement parlant, la Congrégation ne se pense plus comme
un unique monastère qui comprend des membres s'occupant de différentes
œuvres et travaillant pour le bien le l'hospice du Gd-St-Bernard, ce qui
était le cas jusqu'en 1959, mais comme une Congrégation avec plusieurs
œuvres dont des hospices, des secteurs paroissiaux, une mission à
Taïwan, une école d'agriculture à Aoste, un séminaire
et une Maison pour le prévôt et les confrères âgés.
Les constitutions sont en chantier pour refléter un idéal en mutation.
Eléments de bibliographie
Etudes historiques sur la
Congrégation
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ZENHÄUSERN G. & KALBERMATTER Ph., Appendice : Les dépendances
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de Saint-Augustin, Les chanoines réguliers de Saint-Augustin en Valais,
Helbing & Lichtenhahn Bâle et Francfort-sur-le Main 1997, p. 221-278.
Vie de S Bernard, archidiacre
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QUAGLIA L., Saint Bernard de Montjou patron des alpinistes, Imprimerie Valdôtaine
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Archéologie du col
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Chne Jean-Pierre Voutaz, 10 février 2004