INTRODUCTION

 

IV

Rois bourguignons de la seconde race.

Rodolphe Ier.

 

Vers la fin du IXe siècle, lorsque l'empire d'Occident vint à se fractionner en un grand nombre de petits états indépendants, il se trouva dans la Transjurane un homme à la fois habile et entreprenant, qui sut ériger un royaume nouveau et relever la nationalité burgonde. Cet homme était Rodolphe, fils du comte Conrad, et arrière-petit-fils de l'empereur Louis-le-Débonnaire (Le comte Conrad, dit le jeune, était fils de Conrad, dit le vieux, comte et abbé de St. Germain-l'Auxerrois. Celui-ci avait épousé Adélaïde, fille de Louis-le-Débonnaire. — Quelques auteurs ont prétendu que Rodolphe était de la famille des seigneurs de Straetlingen, antique château situé près de Thoune. Mais cette assertion ne repose sur aucun fondement sérieux. Il est possible, cependant, que le château de Straetlingen ait fait partie des domaines des rois rodolphiens, et que ce soit cette circonstance qui ait donné lieu à la tradition dont nous parlons.).

Nous revenons un instant sur nos pas pour expliquer par quel enchaînement de circonstances Rodolphe se trouva en position de parvenir à la couronne. A la suite du partage de l'empire opéré en 855, la Bourgogne tout entière était échue à Lothaire, roi de Lorraine, et celui-ci avait épousé Thietberge, fille de Hubert, duc de la Transjurane. Mais en 859, la Transjurane fut séparée de la Bourgogne proprement dite, et cédée par Lothaire à Louis, roi d'Italie. Lothaire garda pour lui la Bourgogne cisjurane. Il est inutile de faire remarquer ici que nous employons les mots de Transjurane et de Cisjurane dans leur acception communément reçue, contrairement au sens qu'ils devraient avoir pour nous, qui habitons en deçà du mont Jura.

En 859, Hugbert, abbé de St. Martin de Tours, succéda à son père Hubert dans le gouvernement de la Transjurane, et s'empara de l'abbaye de St. Maurice. Mais, lorsque Lothaire répudia la reine Thietberge pour épouser sa concubine Valdrade, cette nouvelle union, condamnée par l'Eglise, occasionna de grandes résistances et ralluma la guerre. Hugbert, irrité de la répudiation de sa soeur, prit les armes contre Lothaire. Il fut battu et mis à mort par le comte Conrad, près de la ville d'Orbe.

Ce fut à la suite de cette victoire que Conrad succéda à Hugbert dans le gouvernement de la Transjurane, et le transmit ensuite à son fils Rodolphe, qui y joignit aussi les fonctions d'abbé de St. Maurice. Rudolphus humilis comes necnon abbas S. Mauricii Agaunensis, tels sont les titres qu'il prend dans une donation de l'an 870 ou 872, en faveur de l'impératrice Engilberge.

En 888, lorsque l'empereur Charles-le-Gros eut terminé ses jours, Rodolphe profita de l'occasion qui se présentait à lui, et rassembla dans l'abbaye de St. Maurice les grands et les prélats de la Transjurane, par lesquels il se fit proclamer roi. Ce fut la même année que Arnolf et Bérenger furent élevés, le premier au trône de la Germanie, le second au trône d'Italie. Arnolf, qui prétendait à la dignité impériale, dirigea immédiatement ses armes contre Bérenger, et le força à lui rendre hommage. A son retour d'Italie, il attaqua aussi le nouveau roi de la Transjurane ; mais celui-ci se défendit avec avantage, grâce aux montagnes inaccessibles dans lesquelles il s'était réfugié, et au mois d'octobre il se rendit à Ratisbonne, où il conclut avec Arnolf un traité qui lui assura la conservation de sa couronne. Dans le courant de la même année, Rodolphe se rendit à Toul avec son armée, et se fit donner la bénédiction royale par l'évêque de cette ville.

Vers le même temps, s'il faut en croire Adémar, annaliste d'Aquitaine, Rodolphe, roi de Bourgogne, aurait rendu un service signalé à Eudes, qui venait d'être récemment promu à la dignité de roi de France. Appelé au secours de ce monarque, Rodolphe aurait combattu les Normands dans les campagnes du Limousin, et les aurait taillés complètement en pièces, près d'un lieu nommé Destricios (L'année de cette expédition n'est pas indiquée par Adémar, mais elle se place immédiatement après l'élection de Eudes, c'est-à-dire en 888 ou 889.). Mais il existe une telle similitude entre le fait exprimé par Adémar et le récit d'une autre expédition du même genre, racontée par Frodoard sous la date de l'an 930, qu'on est en droit de se demander s'il n'y a pas eu confusion dans la narration des historiens. Cette dernière expédition, entreprise par Raoul, ou Rodolphe, roi de France, fut aussi dirigée contre les Normands; elle donna lieu à une grande bataille qui fut également livrée près d'un lieu situé dans le Limousin, et dont le nom, indiqué par un autre chroniqueur, ressemble beaucoup à celui de Destricios (In loco qui dicitur ad Districta.). La confusion était d'autant plus facile à commettre, que le nom des deux monarques était le même, et qu'avant d'être appelé au trône de France, Raoul avait été souverain de la Bourgogne. Il est donc probable qu'Adémar aura confondu les dates, et qu'en réalité il n'y a eu qu'une seule expédition, celle de l'an 930.

En 894, le roi Arnolf, revenant d'Italie à la tête de son armée, traversa de nouveau la Transjurane, et essaya de soumettre le roi Rodolphe. Mais celui-ci se retira encore dans les montagnes, et se mit à l'abri, tout en laissant dévaster son royaume.

En 895, Rodolphe intervint dans l'élection de Boson, évêque de Lausanne, et délivra un diplôme, réglant qu'à l'avenir l'élection des évêques devait être faite conjointement par le clergé et par le peuple, conformément à l'ancien usage des Gaules, mais en réservant néanmoins l'approbation royale.

En 908, Rodolphe rendit, en faveur de ce même Boson, un de ces jugements connus sous le nom de jugements de Dieu. La main d'un serf de l'évêque appliquée à un fer rouge, fut mise sous scellés pendant trois jours, et au bout de ce temps, cette main ayant été retrouvée saine et sauve, le roi prononça que la volonté de Dieu avait donné gain de cause à l'évêque. Monument curieux de cette jurisprudence des temps barbares, qui n'a duré que trop longtemps pour le bonheur de l'humanité, et qui remettait au hasard ou à l'arbitraire le droit sacré de rendre la justice.

Le pouvoir de Rodolphe Ier ne paraît pas s'être étendu beaucoup en dehors de la Suisse romane. Cependant nous voyons par l'acte du 10 juin 888, qu'il avait pour chancelier Théodoric, archevêque de Besançon, ce qui fait supposer que ce prélat s'était déclaré pour le nouveau roi. Nous voyons aussi par quelques actes, que Rodolphe intervint dans des donations relatives à un village situé près d'Evian et au monastère de Gigny, situé près de Lons-le-Saunier. Il résulte aussi de la lettre adressée à ce roi en 899 par l'archevêque de Vienne, que l'évêché de Genève était compris dans ses états. Nous savons du reste fort peu de choses sur le règne de Rodolphe Ier, mais il est à présumer que ce prince ne se distingua pas uniquement par ses qualités guerrières, puisqu'il parvint à fonder une dynastie qui dura près d'un siècle et demi et étendit fort au loin son influence.

Les anciens chroniqueurs sont partagés d'opinion quant à la date de sa mort. Le cartulaire de Lausanne et les annales de Flavigny la placent au dimanche 25 octobre 911, et il semble qu'il n'y aurait rien à objecter à un renseignement aussi précis, donné par des écrivains qui se sont occupés spécialement de l'évêché de Lausanne. Cependant, il est à remarquer que le 25 octobre ne tombe pas le dimanche en 911, tandis qu'il tombe précisément sur ce jour en 912. L'année 912 est d'ailleurs indiquée d'une manière tout aussi positive par Hermann Contract et par le continuateur des Annales allémaniques et de St. Gall. Or, cette dernière chronique a été écrite par un auteur contemporain, et elle renferme des faits très circonstanciés, qui ont dû se passer avant la mort de Rodolphe Ier, entre autres, l'élection de Conrad roi de Germanie, son expédition en Alsace pour s'opposer aux progrès du roi de France, et l'apparition d'une comète. L'énonciation de ces faits, dont plusieurs sont parfaitement connus pour être postérieurs au 25 octobre 911, paraît devoir faire donner la préférence à la date indiquée par les chroniques allemandes. Cette opinion vient d'être développée tout récemment par M. de Gingins dans l'Indicateur d'histoire et d'antiquités (Zurich, 1861, N° 4).