INTRODUCTION

 

X

Les Comtes et la Noblesse.

 

 

Ce fut après la chute du second royaume de Bourgogne, que prirent naissance les maisons souveraines ou quasi-souveraines qui dominèrent dans la Suisse occidentale, celles des comtes de Savoie, de Genève, de Gruyère et de Neuchâtel. Ces grandes familles avaient probablement existé avant cette époque, mais leur origine se perd dans la nuit des temps.

La maison de Savoie eut pour tige le comte Humbert aux blanches mains, que nous voyons apparaître pour la première fois en 1003. L'histoire ne nous dit pas quel était le comté dont il prenait le nom ; mais nous voyons par les actes dans lesquels il intervint plus tard, qu'il exerçait son autorité dans la Savoie, dans les comtés de Salmorenc, d'Aoste, et peut-être aussi dans le comté de Nyon, ou des Equestres. Il accompagne ordinairement la reine Ermengarde, femme de Rodolphe III, et remplit auprès d'elle les fonctions de conseiller ou d'avoué, ce qui a fait supposer qu'il existait entre lui et cette reine des relations de parenté ou de quelque autre nature. En 1034, nous le trouvons à la tête des armées de la Transjurane, et l'historien Wippo le désigne sous le nom de comte de Bourgogne, comes de Burgundia, sans que l'on voie bien clairement si cet auteur a voulu indiquer par là son origine, ou s'il a entendu seulement signaler le pays dans lequel il exerçait son pouvoir.

A une époque où l'on aimait à tout rattacher à l'empire d'Allemagne, les généalogistes avaient cherché à établir que le comte Humbert était fils d'un prince saxon nommé Bérold, vice-roi d'Arles. Mais cette descendance, qui n'est appuyée que sur des pièces altérées ou apocryphes, est aujourd'hui généralement rejetée. Des auteurs plus modernes ont supposé que Humbert était fils d'Othon-Guillaume, comte de Bourgogne, ce qui le ferait descendre des anciens rois d'Italie, auxquels la famille de Bourgogne se rattachait par des alliances. Cette opinion a trouvé faveur en Piémont, où les tendances italiennes sont actuellement dominantes. D'autres auteurs estiment que Humbert descendait de Charles-Constantin, prince de Vienne, fils de Louis roi de Provence, et cette manière de voir repose sur des arguments qui ne sont point sans force, mais elle a trouvé moins d'accueil auprès de la cour de Turin. Ce n'est pas ici le lieu de discuter une question pleine d'obscurité et fort difficile à résoudre.

Les descendants de Humbert qui prirent le titre de comtes de Maurienne et plus tard de comtes de Savoie, acquirent de grandes propriétés en Piémont, par le mariage d'Othon avec Adélaïde, marquise de Suse et comtesse de Turin. Leurs possessions s'étendirent jusque dans la Suisse, spécialement dans la province d'Agaune ou le Vieux-Chablais. Ils prirent successivement parti, avec la noblesse romande, contre les ducs de Zaeringen et les comtes de Kibourg. Ils obtinrent une influence toujours plus marquée, et finirent, grâce au courage et à l'habileté du comte Pierre, par se rendre presque entièrement maîtres de la Suisse occidentale. Nous reviendrons plus tard sur cette conquête.

Les comtes de Genève, connus plus ordinairement sous le titre de comtes de Genevois ( Le titre de comes Gebennensis peut se traduire de deux manières différentes, et il a été interprété diversement suivant le point de vue politique où l'on se trouvait placé), paraissent aussi sur la scène vers la fin du règne des rois rodolphiens. Ils sont représentés en 1033 par le comte Gérold (On croit, d'après un passage ajouté à la chronique de Frodoard, que le comte Gérold descendait d'une soeur du roi Rodolphe III. Mathildis et Alberada filiae fuerunt Gerbergae. De Mathilde processit Rodulfus rex et Mathildis soror ejus. De Alberada Ermentrudis. De Mathilde filia Mathildis Berta. De Ermentrude Agnes. De Berta Geroldus Genevensis. De Agnete Wido. Frodoard, apud Duchesne, II, 622.), que nous avons vu précédemment prendre fait et cause pour les comtes de Bourgogne contre le parti impérial. Leur généalogie présente de grandes difficultés, surtout dans les premiers temps, et leur règne ne fut qu'une longue série de contestations et de luttes contre les évêques de Genève, les seigneurs de Faucigny et les comtes de Savoie. Ils travaillèrent activement dans le but d'obtenir la suprématie dans le Pays de Vaud, où ils possédaient de nombreux fiefs. La situation de ces fiefs, dont une partie se trouvait sur le plateau arrosé par les deux Glanes, dans le canton de Fribourg, a fait supposer qu'ils avaient pu être apportés dans leur famille par un mariage avec une fille de la maison de Glane (Mémoires et Documents de la Suisse romande, tom. I, Rectorat de Bourgogne, pag. 60 et 61.). Quelle que soit, d'ailleurs, l'opinion que l'on adopte sur l'origine de ces fiefs, il est certain que les comtes de Genève intervinrent fréquemment dans les affaires du Pays de Vaud, et qu'ils y jouirent d'une certaine autorité pendant les XIIe et XIIIe siècles. Mais quelle était la nature et l'origine de cette autorité ? C'est une question sur laquelle les documents contemporains ne nous ont laissé que des renseignements fort incomplets. En 1193, nous voyons les comtes de Genève affecter de prendre le titre de comtes des Genevois et des Vaudois. Mais il faut ajouter que nous ne connaissons qu'un seul cas où ils aient pris ce titre, et cela dans un acte passé en Savoie. La preuve n'est donc pas suffisante pour autoriser à leur décerner le titre de comtes du Pays de Vaud. Ailleurs nous les voyons revêtus d'une simple avouerie. Le plus souvent ils paraissent agir comme possesseurs de fiefs, et profitant de toutes les occasions favorables pour augmenter leur influence et leur pouvoir. Nous n'essaierons pas de résoudre ici un problème qui touche aux points les plus délicats de l'organisation féodale, et nous renvoyons à la dissertation que M. le professeur Hisely a publiée, sur ce sujet, dans les Mémoires de l'Institut genevois.

Les comtes de Gruyère, maîtres de l'intéressante contrée connue sous le nom d'Ogo (Hoch-Gau, Pays-d'en Haut), paraissent dans l'histoire dès le commencement du Xe siècle, où ils sont représentés par le comte Turimbert. Ces seigneurs, protégés par les hautes montagnes au sein desquelles ils résidaient, prolongèrent longtemps leur existence patriarcale et belliqueuse ; car nous retrouvons encore au XVIe siècle cette famille ancienne et chérie de ses sujets. Leur histoire, pleine de détails pittoresques et caractéristiques, a été l'objet des recherches favorites du vénérable doyen Bridel, et tout dernièrement encore des études savantes de M. le professeur Hisely.

Les comtes de Neuchâtel tirent leur origine des comtes de Fénis, seigneurs du château de ce nom, près du lac de Bienne. On peut suivre leurs traces en remontant jusqu'au milieu du XIe siècle, époque à laquelle ils paraissent avoir reçu des empereurs le gouvernement du pays situé près des lacs de Bienne et de Neuchâtel. C'est aussi à la même époque que cette dernière ville est mentionnée pour la première fois dans l'histoire. La noble maison de Neuchâtel fournit plusieurs évêques, soit à Lausanne, soit à Bâle, et conserva le pouvoir jusqu'à la fin du XIVe siècle. Elle le transmit ensuite par les femmes à la maison de Fribourg et à celle de Baden-Hochberg, qui se maintint jusqu'au milieu du XVIe siècle. La maison de Neuchâtel elle-même s'était divisée dans le cours du XIIIe siècle, et avait donné naissance aux branches de Nidau, d'Aarberg et de Strasberg. La belle collection de documents recueillis par M. Matile, et les nombreux travaux des historiens neuchâtelois, jettent un jour aussi complet que possible sur l'histoire de cette contrée, qui s'est toujours distinguée par le développement remarquable de ses coutumes et de ses institutions.

A côté et auprès de ces maisons souveraines, nous trouvons la haute noblesse représentée par les Grandson, les Estavayer, les Lassara, les Cossonay, les Prangins, les seigneurs de Mont, de Blonay, etc. Ces familles baronniales jouèrent un rôle proportionné à l'étendue de leurs domaines, et d'autant plus considérable que, le pouvoir impérial n'étant que faiblement représenté, la noblesse territoriale était en quelque sorte souveraine et ne relevait que de Dieu et de son épée.

En étudiant l'histoire de cette époque, nous trouvons les représentants de la noblesse romane mêlés à toutes les affaires du pays, prenant parti dans les luttes intérieures, protégeant ou fondant les couvents, et allant porter leur ardeur belliqueuse jusque sous les murs de Jérusalem, où les appelait le goût des croisades alors généralement répandu. Nous regrettons que l'absence de chroniques nationales contemporaines ne nous ait pas laissé plus de détails sur la vie et les habitudes de cette nombreuse et vaillante noblesse.

Cette lacune a été comblée, en ce qui concerne les maisons de Cossonay et de Montfaucon, par les études de MM. de Charrière et de Gingins.

M. de Charrière a réuni dans deux volumes de nos Mémoires (Mém. et Docum., tom. V et XV.), le résultat de ses recherches sur les seigneurs de Cossonay et de Prangins. Ces recherches tirent un intérêt tout particulier de la position spéciale des seigneurs de Cossonay, qui se trouvaient placés au coeur même du Pays de Vaud, et qui se montrèrent au nombre des plus zélés défenseurs de la nationalité vaudoise. On peut en dire autant des seigneurs de Prangins, qui faisaient partie de la famille des Cossonay, et qui ne succombèrent que pour avoir voulu résister aux envahissements de la maison de Savoie.

M. de Gingins a aussi consacré un volume (Mém. et Docum., tom. XIV.) à l'histoire d'une famille étrangère, mais dont l'existence se trouve intimement liée à notre vie nationale. C'est la famille des Montfaucon, qui possédait dans l'origine une seigneurie située près de Besançon. Ses domaines s'augmentèrent peu à peu, et vers la fin du XIIe siècle elle acquit les seigneuries d'Orbe et d'Echallens, qui lui permirent d'exercer dans le pays de Vaud l'influence bourguignonne, dont elle fut un des principaux représentants.

C'est surtout au XIIe et au XIIIe siècle que nous voyons se développer certains éléments du régime féodal qui jusque-là avaient été peu apparents. En effet, avant la célèbre constitution des fiefs donnée en 1158, par l'empereur Frédéric Ier, nous ne trouvons pas d'actes formels de foi et d'hommage. Antérieurement à cette époque, il est quelquefois parlé de fiefs, mais rarement, incidemment et comme par exception. C'est ainsi que, dans une charte du roi Rodolphe III, du 21 mars 1009, nous trouvons l'expression de meum fevo. Nous trouvons celle de in fevo dans un document du mois de février 1084. Il en est encore parlé dans la charte d'Ulrich de Cossonay de l'an 1096, dans le traité de Seyssel de l'an 1124, dans la bulle du 14 février 1138, dans une pièce de l'an 1166 relative au chevalier Etienne de Crassier, etc., etc. On peut déjà constater, dans le traité de Seyssel, le progrès de l'idée féodale, qui s'y trouve clairement indiquée par les expressions de feudum antiquum, d'hominium et de fidelitas. On peut voir aussi, dans un acte sans date qui en fut la conséquence, que le comte de Genève reçut l'investiture de ses droits de la main de l'évêque, et que la cérémonie fut consacrée par la formalité du baiser féodal.

Un des premiers actes d'hommage écrits que nous connaissions dans nos contrées, est un hommage sans date, prêté en faveur de l'évêque Roger, par Willelme, seigneur de Vufflens-le-Château (Circa 1178, Régeste, No 667). Cette pièce, qui est probablement de la fin du XIIe siècle, renferme une inféodation de l'espèce connue par les feudistes sous le nom de recommandation ou de feudum oblatum. Le seigneur de Vufflens vend son alleu à l'évêque pour une somme de 60 livres, lui en laisse prendre possession par un commissaire spécial, et en reprend la jouissance à titre de fief, après avoir prêté hommage avec toutes les formalités requises. On rendit 50 livres au seigneur de Vufflens, et les 10 livres restantes furent employées à acheter un manteau pour la dame du château, ainsi qu'à faire des présents aux témoins de l'acte. Ces circonstances démontrent que, dans ce contrat, la vente n'était que nominale, et que l'essentiel était le lien de fidélité réciproque qui devait désormais rattacher le vassal à l'évêque.

Au siècle suivant nous verrons le même genre d'inféodation se multiplier considérablement, et ce furent les hommages successifs de la plupart des seigneurs du pays, qui signalèrent pas à pas les progrès constants de Pierre de Savoie dans la conquête de la Suisse occidentale. L'hommage fut le lien politique par lequel chaque seigneur déclara embrasser son parti et se ranger sous sa bannière. Ce fut ainsi que les formes extérieures de la pratique féodale s'introduisirent dans la Suisse romane, où auparavant les seigneuries paraissent avoir été quasi-allodiales. On ne sera pas étonné que le régime féodal s'y soit développé plus tard que dans d'autres contrées, si l'on réfléchit que jusqu'alors elle était terre d'empire et fort éloignée du centre impérial. Pareille chose arriva aussi dans le Dauphiné, où les seigneuries passent pour être restées fort longtemps allodiales.