INTRODUCTION

 

XIII

Etablissements de Pierre de Savoie.

 

 

Après avoir passé successivement en revue les grandes institutions qui se développèrent durant la période du Rectorat, nous arrivons aux événements qui donnèrent de nouveaux maîtres à la Suisse occidentale et la firent passer sous la domination de la maison de Savoie.

Déjà vers la fin du Rectorat, la lutte avait commencé entre l'élément allémanique, représenté par les ducs de Zaeringen, et la noblesse romande. On se souvient que celle-ci fut battue en 1190 par le duc Berthold V. La guerre se renouvela dans les premières années du XIIIe siècle ; mais cette fois nous pouvons signaler l'intervention des princes de Savoie, car les principaux acteurs de la lutte furent ce même duc Berthold et Thomas, comte de Savoie. Nous possédons fort peu de détails sur cette guerre, qui ne nous est connue que par quelques phrases incidentes des documents contemporains. Nous savons seulement qu'elle dura longtemps, qu'elle porta ses ravages jusque dans le Valais, et que l'évêque de Lausanne était au nombre des adversaires du comte Thomas, car celui-ci fit détruire la tour d'Ouchy. La paix fut conclue à Hautcrêt, le 18 octobre 1211.

Après la mort du dernier des Zaeringen, qui eut lieu en 1218, ses biens patrimoniaux passèrent, pour la plupart, entre les mains de la maison de Kibourg. Celle-ci devint ainsi maîtresse de la ville de Fribourg, et se trouva dès lors en position d'intervenir dans les affaires de la Suisse occidentale. Hartmann le vieux, comte de Kibourg (On sait qu'il y eut deux comtes de Kibourg qui portèrent le même nom. L'un était Hartmann le vieux, mari de Marguerite de Savoie, l'autre Hartmann le jeune, son neveu. Ce dernier, qui avait épousé en premières noces Anna de Rapperschwyl, se maria en secondes noces à Elisabeth de Bourgogne (1254). Ces deux princes exercèrent conjointement le pouvoir, et on les vit souvent figurer ensemble dans les mêmes actes. Ils terminèrent leurs jours à peu près à la même époque. Hartmann le jeune mourut le 3 septembre 1263; Hartmann le vieux ne lui survécut que d'une année, et décéda le 27 novembre 1264. Ce fut après la mort de ce dernier que la lutte s'engagea avec la maison de Savoie, au sujet de l'apanage de sa veuve Marguerite) essaya d'unir ses intérêts à ceux de la maison de la Savoie, en épousant en 1219 Marguerite, fille du comte Thomas. L'alliance des deux maisons se trouva ainsi consolidée ; mais ce ne fut que pour un temps, car les biens considérables que Marguerite avait apportés en dot à son mari, devinrent plus tard une pomme de discorde entre les deux maisons.

Les comtes de Kibourg prétendaient avoir succédé aux ducs de Zaeringen dans leurs droits sur l'avouerie de Lausanne. Ils les vendirent, en 1225, au sire Aymon de Faucigny, et celui-ci essaya de les faire valoir par les armes. Mais on en vint à un accommodement qui eut lieu à Préverenges le 18 juin 1226. Aymon renonça à ses prétentions, moyennant une somme de 300 marcs d'argent, qui lui fut comptée par l'évêque de Lausanne, et celui-ci rentra au bénéfice de ses immunités ecclésiastiques.

Durant le long interrègne qui désola l'empire au milieu du XIIIe siècle, l'arène fut de nouveau ouverte aux prétentions des divers partis qui se disputaient la suprématie dans la Suisse occidentale. Les comtes de Kibourg, les comtes de Savoie, les comtes de Genève, les comtes de la Haute Bourgogne, les seigneurs de Montfaucon, les sires de Faucigny, tous y possédaient quelques seigneuries, ou quelques droits, et tous cherchaient à les faire prévaloir. Les Kibourg étaient maîtres de la ville de Fribourg, ainsi que des seigneuries de St. Maurice et de Monthey, qui avaient été données en dot à la comtesse Marguerite (Actes des années 1239 et 1240.). Les comtes de Savoie possédaient des droits sur Chillon et sur la province d'Agaune, et ils en avaient acquis en 1207 sur la ville de Moudon. Les comtes de Genève et les sires de Faucigny avaient de leur côté de nombreuses possessions disséminées çà et là. Les seigneurs de Montfaucon étaient propriétaires d'Orbe et d'Echallens, et le comte Jean de Bourgogne employait tous les moyens pour se créer des partisans. Le parti national, pour autant qu'on peut lui donner ce nom à cette époque, était représenté par la noblesse du pays, à la tête de laquelle on voyait figurer la maison de Cossonay. C'est au moins ce que l'on peut présumer, lorsqu'on voit, en 1240, les villes de Berne et de Morat accourir en armes, pour soutenir l'élection de l'évêque Jean de Cossonay, contre les prétentions de Philippe de Savoie, son concurrent.

Il y avait dans ce conflit d'ambitions rivales et d'intérêts entrecroisés, tout ce qu'il fallait pour amener une lutte violente, riche en péripéties de diverses sortes. La maison de Savoie se trouva alors représentée par le comte Pierre, qui mérita le surnom de petit Charlemagne, et qui sut joindre à un haut degré le courage, l'habileté et la persévérance. Destiné d'abord à l'état ecclésiastique, et nommé administrateur des diocèses d'Aoste et de Lausanne, il renonça à une carrière qui ne pouvait suffire à son ambition. Il contracta mariage avec Agnès de Faucigny, qui lui apporta en dot les droits et l'appui de la maison de son père. Armé chevalier à la cour de la reine d'Angleterre, sa nièce, et favorisé par l'or et les soldats que lui fournit le monarque anglais, il revint dans son pays, et ne tarda pas à surmonter ses compétiteurs.

Dès l'année 1232, Pierre de Savoie avait été surpris et fait prisonnier par Guillaume II, comte de Genève. Cet acte de violence avait allumé entre eux une haine irréconciliable, excitée d'ailleurs par leurs prétentions rivales, qui se portaient également sur les riches campagnes du Pays de Vaud. Pierre dirigea contre son ennemi diverses expéditions, dont la date précise ne nous est pas parfaitement connue. Guillaume fut vaincu et condamné, par un arbitrage rendu le 28 juin 1250, à payer à Pierre la somme énorme de dix mille marcs d'argent. Il fut en même temps contraint de lui engager tous les fiefs qu'il possédait entre l'Arve et la Dranse, et dès la Cluse de Gex jusqu'au pont de Bargen. Cet acte fut suivi d'un ordre effectif donné par le comte Guillaume à ses feudataires du Pays de Vaud, pour qu'ils eussent à obéir désormais à Pierre de Savoie. Guillaume se trouva dans l'impossibilité d'acquitter sa dette. L'acte d'engagement qui avait fait passer tous ses biens entre les mains de son ennemi, fut confirmé en 1260 par un nouvel arbitrage, et ses biens restèrent acquis au prince de Savoie.

Pierre avait un concurrent tout aussi sérieux dans la personne de Jean, comte de Bourgogne et sire de Salins. Ce prince, surnommé le sage ou l'antique, paraît avoir eu l'idée de faire revivre les prétentions de ses ancêtres sur la Transjurane. Il était secondé dans ses efforts par les seigneurs de Montfaucon, et travaillait de tout son pouvoir à se faire des partisans, en faisant de nombreuses largesses aux monastères du Pays de Vaud. Il se rattacha au parti de Guillaume, roi des Romains, et se trouva ainsi en opposition avec Pierre de Savoie, qui tenait dans l'origine le parti de Conrad, fils de l'empereur Frédéric. Pour le récompenser de son attachement, le roi Guillaume lui accorda le 23 avril 1251, les revenus impériaux des villes de Besançon et de Lausanne. Cet acte important, que nous nous proposons de publier, créait ainsi, en faveur du comte Jean, une sorte de vicariat impérial, qui devait lui donner une grande influence dans le Pays de Vaud. Le comte bourguignon touchait ainsi bien près de son but, et il s'en fallut peut-être bien peu qu'à cette époque la Suisse romande n'ait été rattachée à la Bourgogne, ce qui aurait grandement modifié ses destinées ultérieures (Mémoires et Documents, tom. XIV, pag. 38 et suiv.). Mais les efforts du comte Jean furent détournés d'un autre côté, et le parti de Pierre de Savoie, aidé de la maison de Faucigny, ne tarda pas à prendre le dessus. Nous en voyons la preuve dans l'acte de 1253, par lequel l'évêque de Lausanne engagea au sire Aymon de Faucigny les revenus temporels de l'évêché, pour une somme de trente mille sols.

Pierre de Savoie s'était appliqué, dès le début de sa carrière, à restreindre le pouvoir de l'Eglise et à s'emparer de ses possessions. Il conclut, le 29 mai 1244, avec l'évêque de Lausanne, un traité par lequel celui-ci lui abandonna ses droits sur Romont, Estavayer et autres lieux. Le même évêque fut obligé de lui céder, le 10 août 1260, la moitié de la juridiction temporelle de Lausanne. Il est évident, qu'en agissant ainsi, le prélat sacrifiait une partie de ses droits, dans le but de sauver le reste. Les droits de l'évêque de Sion avaient été réglés précédemment par les conventions de 1224 et de 1233. Ils furent encore restreints par le traité du 5 septembre 1260, et réduits à la portion du Valais, supérieure au ruisseau de la Morge. Pierre s'attribua toutes les seigneuries situées en dessous de cette limite. Il conclut, en 1263, avec les citoyens de Genève, un traité d'alliance dirigé en grande partie contre leur évêque. Celui-ci eut mille peines à en prévenir les conséquences, et il n'y parvint qu'en payant le 23 août 1267 une somme considérable au prince savoyard.

Pierre acheta en 1257 l'avouerie de Vevey, qui lui fut vendue par le comte de Gruyère ; il acquit en 1259 les droits du seigneur d'Aubonne sur la ville de ce nom, en 1260, les droits du seigneur de Montfaucon sur la ville d'Yverdon. Il se fit reconnaître comme protecteur des villes de Payerne, de Morat et de Berne. Il reçut, en 1260, l'hommage du comte de Gruyère, et en 1265, celui du comte de Neuchâtel pour ses possessions du Séeland. Il arrondit peu à peu ses domaines, en recevant successivement les hommages de la plupart des seigneurs du pays, même des moins importants. Nous n'entreprendrons pas ici la longue énumération de ces hommages, qui comprend non-seulement les seigneuries du Pays de Vaud proprement dit, mais encore celles du Bas-Valais, du canton de Fribourg, du Séeland et de l'Oberland Bernois. On en trouvera le détail dans notre inventaire analytique, et l'on se convaincra en le parcourant, que ces hommages, les uns volontaires, les autres obtenus par la contrainte ou à prix d'argent, ne furent autre chose que les actes de soumission par lesquels la noblesse romande déclarait reconnaître Pierre de Savoie comme son prince et s'engageait à servir sous sa bannière. Le caractère politique du contrat féodal paraît ici dans toute sa force.