Colloque international

BESANÇON - SAINT-MAURICE (SUISSE)

Autour de saint Maurice :
Politique, société et construction identitaire.

 

 

TEXTES

Maurice commandait une légion. Provenant de Thébaïde en Egypte, elle était appelée à renforcer l'armée de Maximien lors d'une expédition en Gaule ; les soldats étaient chrétiens. Après avoir franchi les Alpes, ils refusèrent de massacrer des chrétiens, comme l'ordonnait l'empereur qui se trouvait à Octodure (Martigny). Toute la légion stationnée à Agaune (Saint-Maurice) fut exterminée, parmi lesquels deux officiers, Exupère et Candide ; un vétéran du nom de Victor fut exécuté par la suite. Les dépouilles des martyrs furent révélées à Théodore, évêque d'Octodure (fin IVe s.), lequel fit bâtir la première basilique en leur honneur. La légende ici résumée est probablement fondée sur des traditions orales préexistantes, attestant de l'ancienneté du culte des Thébains. Elles permirent la rédaction de deux Passions, l'une composée par Eucher de Lyon (BHL 5737) dans les années 430-440 et la seconde, anonyme, (BHL 5741), pratiquement contemporaine, dont Eric Chevalley a montré qu'elle reprenait de larges extraits d'Eucher. Ce second texte présente néanmoins quelques variantes par rapport à la légende que nous venons d'exposer : c'est lors d'une campagne de Maximien contre les Bagaudes (v.285/286), que les Thébains auraient refusé de participer au sacrifice précédant la bataille. Sans qu'il y ait eu de réécriture d'ensemble, ces textes ont vécu une histoire complexe faite de nombreux ajouts et interpolations et leur succès est attesté par les très nombreux manuscrits subsistants. Ceux-ci font l'objet à l'université de Fribourg d'une étude destinée à en comprendre les filiations entre le VIe et le XVIe siècle et à établir un stemma dont la difficulté de réalisation a été exposée par Bruno Sudan.

Si la lettre d'envoi de la Passion d'Eucher à l'évêque Salvius a été souvent contestée, elle figure pourtant dans le plus ancien témoin manuscrit, Paris BnF lat. 9550 s.VI/VII (sigle P). Son origine lyonnaise ne fait aucun doute. Il est le seul à traiter le texte comme une lettre d'envoi. Louis Holtz attire l'attention sur son post-scriptum, sur la mise en page et l'écriture qui reflètent les conventions antiques de la correspondance. Mais il existe un autre argument en faveur de l'authenticité, la nature du corpus dans lequel elle apparaît pour la première fois : P est un manuscrit rassemblant les œuvres d'un même auteur, donc un témoin indépendant en ligne directe. Au contraire, les légendiers qui transmettent ce texte, déplacent la lettre d'Eucher pour servir d'introduction à la Passion. L'information la plus précieuse de cette lettre est l'allusion à un culte organisé en l'honneur de saint Maurice et de ses compagnons sur les lieux mêmes dès les années 450, donc bien avant la refondation du sanctuaire d'Agaune par Sigismond, comme le montre également l'archéologie. Rien d'étonnant : si Eucher a composé ce récit, c'est parce que le culte de saint Maurice avait déjà descendu le cours du Rhône pour s'implanter jusqu'à Lyon. La diffusion de cette dévotion est également relevée par Alain Dubreucq - qui montre comment la Vie des Pères du Jura doit se lire comme une série d'exempla monastiques - dans les relations entre Condat/Saint-Claude et Agaune, et dans le lien fort entretenu entre Condat et Lyon. Ces mêmes relations sont également soulignées par le père de Vregille à travers ses recherches sur Pierre-François Chifflet. En 1627, ce jeune jésuite bisontin qui recherchait des Vies de Saints intéressant Besançon, Lyon et Vienne, découvrit dans le clocher de la cathédrale Saint-Jean de Besançon, un exemplaire, maintenant disparu, sans doute du milieu du VIIe siècle, lequel contenait la triple Vie des abbés d'Agaune et une chronologie des douze premiers abbés, plus un long poème sur saint Probus, moine-prêtre d'Agaune, écrit par le prêtre Pragmatius. Pierre-François Chifflet réservait ces documents pour un grand ouvrage, qui ne vit jamais le jour, le Sacrarium Jurense. Ce recueil contenait également la Passion de Saint-Maurice, écrite au Ve siècle par l'évêque Eucher de Lyon dont il avait établi le texte d'après un manuscrit de Saint-Claude du VIe- VIIe siècle (aujourd'hui BnF, lat. 9550) ; cet exemplaire plus ancien lui permit d'en améliorer grandement le texte.
C'est à l'époque carolingienne que le culte connut sa plus grande diffusion. Deux amis de Charlemagne vénéraient Maurice : Alcuin écrivit un poème ; Angilbert de Saint-Riquier parla dans un Libellus de la chapelle Saint-Maurice et de la procession du 22 septembre en l'honneur du saint. Le nom de Maurice apparut dans les Laudes Carolingiennes, datant de 784-800 et étudiées par Ernst Kantorowicz qui les définit comme « des acclamations jubilatoires » durant lesquelles on « invoque le Dieu conquérant […] et acclame en Lui, avec Lui ou par Lui, ses vicaires impériaux ou royaux sur terre, ainsi que tous les autres pouvoirs contribuant à conquérir, gouverner, commander et préserver l'ordre de ce monde ». Ces acclamations mentionnaient Maurice, Étienne, Clément et Laurent dans un chant qui les associait au pape et au roi et visaient la victoire finale du Christ. Les martyrs thébains furent donc l'objet d'une dévotion aristocratique voire royale, sur laquelle Manuel Tramaux invite à un double questionnement à travers la diffusion de la Passio retractata. Les litanies carolingiennes d'un manuscrit appartenant autrefois à l'abbaye Saint-Paul de Besançon, portent une mention intéressante pour la connaissance du culte de saint Maurice et de ses compagnons. D'une part, Maurice, Victor, Félix, Exupère et Candide, y sont invoqués cum sociis vestris sex millibus sexcentis hac sexaginta viros validos : 6666 compagnons qui renvoient au texte de la Passio retractata. D'autre part, le « Psautier de Charlemagne » » (Montpellier, Bib. Fac de Médecine, Ms H 409) qu'il est possible d'inscrire dans la fourchette 783-794, fut certainement conçu pour la dévotion privée d'une personne de sang royal.
Depuis l'article d'Albert Brackmann, on admet que Maurice fut un symbole de la royauté germanique. L'ancien archevêque de Vienne devenu le pape Calixte II, dans sa reprise de l'ordo du couronnement des empereurs à Rome, décida que dorénavant celui-ci aurait lieu non plus à l'autel majeur mais à celui de Saint-Maurice. Il insistait ainsi sur la place du martyr dans l'idéologie militaire impériale, mais aussi - surtout - il rabaissait l'empereur relégué à l'autel d'un martyr local: seul le pape était admis à celui de saint Pierre. Les manifestations liturgico-musicales du culte de saint Maurice sont étudiées par Peter Mannaerts, à travers l'office des collégiales du diocèse de Liège et dans leur rapport avec la tradition des textes de la Passion. Mais surtout, le Ms 9786-90 de la Bibliothèque Royale de Belgique, provenant du prieuré de Bilzen (en Limbourg) contient un véritable « dossier Saint-Maurice », dont plusieurs offices liturgiques, notamment une messe de saint Maurice, commande de la Maison de Savoie à Guillaume Dufay et plusieurs textes hagiographiques originaux. Le répertoire chanté en l'honneur du saint manifesta une belle constance du Xe siècle à Vatican II…

 

HISTOIRE

Alessandra Antonini reprit en 1998 la direction des fouilles de l'abbaye, lesquelles commencèrent au XIXe siècle. Elle mit en évidence la présence d'une nécropole tardo-antique qui servit de base à l'établissement d'un culte animé par l'évêque, bien avant la fondation par Sigismond en 515. Si la succession de différents sanctuaires depuis le IVe siècle permet d'établir une relative correspondance entre les textes et les témoignages archéologiques, les fouilles ont également montré la complexité des travaux successifs d'aménagement du sanctuaire. Ainsi, la basilique du VIe siècle témoigne d'un nouvel agrandissement. On y accèdait grâce à une rampe qui longeait les murs sud et ouest. Au VIIe siècle, une nouvelle basilique s'éleva sur les lieux. Son couloir d'accès fut couvert par une voûte qui intégrait des éléments d'architecture antique en remploi. Vers le VIIIe siècle, le sanctuaire fut transformé en église à trois vaisseaux et deux chevets opposés. Le tombeau-reliquaire de saint Maurice aménagé dans la crypte occidentale est contemporain de ce sanctuaire carolingien.
Ces découvertes reflètent ce que les textes livrent : Théodule, évêque du Valais siégeant à Martigny, créa le premier sanctuaire chrétien en 381 en y transférant les restes des martyrs dans une chapelle attribuée à Maurice et ses compagnons. Sigismond, fils du roi des Burgondes Gondebaud, se convertit au catholicisme et accéda à la demande d'Avit de fonder un monastère à Agaune, qu'il dota richement. Il fut probablement poussé par l'exemple de sa cousine Sedeleuba et sa tante Theodelinda qui avaient fondé près de Genève des églises en l'honneur des martyrs thébains, Ours et Victor. Le 22 septembre 515, Sigismond inaugura la fondation (avec homélie de saint Avit) qui introduisit en Occident, la Laus perennis. L'originalité de cette fondation est démontrée par Anne-Marie Helvétius. La Laus perennis, tradition orientale inventée par l'archimandrite Alexandre (c.350-430), jusque là prière de louanges « égoïste » des moines, devint publique, les supplications des fidèles sur les tombes des martyrs étant relayées par les moines ! Pour preuve, la Vie des abbés d'Agaune, document du VIe siècle, nous décrivait Maurice et ses compagnons, attendant la Résurrection à l'intérieur des autels. Au dessus d'eux, se trouvait le chœur des moines mené par l'abbé Hymernode, dont la « louange perpétuelle » reflétait le chant des anges. Ces derniers, à leur tour, faisaient monter leurs oraisons vers Dieu. Ce système hiérarchique, spécifique sur le plan de sa signification politique et symbolique, entraîna des difficultés après la défaite de Sigismond face aux Francs : c'est un argument pour dater la Vie des abbés d'Agaune après534, car elle minimise le rôle de Sigismond et souligne celui de l'évêque, afin de permettre de récupérer le culte ; cela fut efficace puisque le roi Gontran fonda sur les mêmes prémisses Saint-Marcel de Chalon-sur-Saône où il fut enterré. Vers 634, Dagobert I introduisit cet usage à Saint-Denis. La Laus perennis fut encore pratiquée à Luxeuil, à Saint-Germain-des-Prés, à Saint-Médard de Soissons, à Saint-Riquier. Mais, quand l'initiative de 515 ne fut plus comprise, les moines se heurtèrent à des critiques concernant la Laus perennis, surtout dans le cadre du rayonnement de la règle de saint Benoît qui impose un travail manuel.

 

 

Germain Hausmann s'est intéressé au temporel du monastère qui dominait la via francigena allant de l'Italie à la Champagne via le comté de Bourgogne. Débouché de la vallée du Rhône vers le nord, le site de Saint-Maurice était un verrou où le fleuve creuse un passage entre deux falaises. Vers le sud, deux cols permettent la liaison avec le Piémont et la Lombardie : le Grand-Saint-Bernard et le Simplon. Saint-Maurice est le passage le plus direct entre Bourgogne et Piémont et d'importants péages y furent situés, tout comme aux Clées et à Jougne. Outre les terres environnant l'établissement, les possessions de Saint-Maurice se sont étendues principalement le long de ces voies.
En 534, les Francs sont maîtres du pays. Les restes de Sigismond et de ses fils, tués par le roi franc Clodomir, sont déposés dans la chapelle Saint-Jean, devenue plus tard l'église paroissiale Saint-Sigismond à Saint-Maurice. La sainteté du roi s'ajouta à celle des Thébains. La « royale abbaye » fut un symbole de légitimité des royaumes de Bourgogne qui se succédèrent jusqu'en 1032.
En 879, Boson, beau frère de Charles le Chauve et abbé laïc d'Agaune, fut couronné roi à Mantaille, ce qui suscita l'opposition des Carolingiens. Boson ne put résister aux troupes qui entrèrent dans Vienne en 882. Une famille rivale lui succéda à Saint Maurice. En 888, Rodolphe, fils de Conrad et abbé laïc de Saint-Maurice, se fit couronner devant la tombe du saint, fondant ainsi le troisième royaume de Bourgogne. Cet espace politique s'étendait sur les deux versants du Jura avec comme limite ouest, les rives de la Saône. Le roi Rodolphe se présenta en 922 pour réclamer le royaume d'Italie avec la Lance, qui selon Liutprand de Crémone, aurait été donnée par Samson, un grand seigneur italien, comme symbole de pouvoir. Henri I (919-936), roi de la Francia Orientalis, pressa Rodolphe de lui céder cette lance en échange du canton d'Aargau. En 939, à Birten, avant d'engager le combat, Otton I s'agenouilla devant elle et fut victorieux. Il la portait en 955 lors de la grande victoire du Lechfeld. La lance fut donc symbole d'invincibilité. Otton III (980-1002) l'emporta à Rome en 1001 et l'utilisa au siège de Tivoli. Il en donna sans doute une copie à Etienne de Hongrie et à Boleslav I de Pologne. Elle fut rapportée avec le corps d'Otton et les insignes impériaux par Héribert de Cologne. Henri II arrêta le cortège funéraire, réclama les regalia et fit arrêter le prélat pour obtenir la lance en échange de sa liberté. En 1008, Bruno de Querfurt reprocha à Henri II d'utiliser dans une guerre contre des chrétiens la lance de Maurice, attestée comme bannière impériale et placée en opposition avec celle des Liutizes, alliés païens d'Henri. C'est la première association écrite de la lance et de saint Maurice. Cette référence à Maurice deviendra encore plus nette sous Henri IV, quand le cardinal Benno (†1098) fit de ce saint le patron de l'Empire et quand l'empereur fit mettre sur le fer de la lance une feuille d'argent portant l'inscription : « CLAVVUS + HEINRICVS D(EI) GR(ATI)A TERCIVS ROMANO(RUM) IMPERATOR AVG(USTUS) HOC ARGENTUM IVSSIT FABRICARI AD CONFIRMATIONE(M) CLAVI LANCEE SANCTI MAVRICII + SANCTVS MAVRICIVS » : « Clou + Henri par la Grâce de Dieu Troisième empereur des Romains Auguste a ordonné que soit faite cette bande d'argent pour attacher solidement le Clou et la Lance de Saint Maurice + Saint Maurice ». Sigebert de Gembloux, qui faisait également partie du clan impérial dans le cadre de la querelle des investitures, qualifia la lance d'insigne et tutamen imperii. En analysant un extrait du Pantheon de Godefroy de Viterbe, Edina Bozoky, montre qu'à la fin du XIIe siècle, la lance de saint Maurice, renforcée par un clou de la crucifixion, assurait la victoire pour l'empire et légitimait les prétentions de l'empereur au royaume de Bourgogne annexé après 1032. La lance fit partie des regalia utilisées lors des couronnements à partir de Rodolphe de Habsbourg en 1273. Elle fut confondue avec la sainte Lance dont Charles IV institua la fête en 1354. En 1350, il fit mettre une feuille d'or par-dessus la feuille d'argent avec l'inscription « LANCEA ET CLAVUS DOMINI » - « Lance et Clou du Seigneur ».

François Demotz évalue les liens identitaires que les rois de Bourgogne entretinrent avec Saint-Maurice de 888 à 1032 et s'interroge sur la place du saint dans l'action royale et comme référence du pouvoir. Plus que le lien déjà connu entre les insignes de la royauté et Maurice, il explore la proximité physique entre le roi et le saint, l'utilisation des reliques, le rôle de la fête du saint et la place respective des différents lieux dédiés aux martyrs thébains. Le tableau est contrasté : à l'importance d'Agaune, répondait un patronage de plus en plus discret du pouvoir. Maurice fut-il le patron particulier des Rodolphiens plutôt que celui de leur pouvoir ? L'analyse chronologie montre une diversification du réseau mémoriel et la permanence d'un rapport privilégié avec le martyr. Les liens entre saint Maurice et les rois de Bourgogne furent complexes. Inscrit dans la tradition régalienne bourguignonne, le culte mauricien fut essentiel quand il fallait fixer un nouveau pouvoir et définir une identité. Le lien identitaire avec saint Maurice fut ensuite nettement moins prégnant d'autant qu'il fut partagé avec l'empereur. Le glissement du culte mauricien vers l'Empire entraîna un certain désintérêt de la part de la Bourgogne.
Durant cette période s'engagea le long processus d'introduction de la réforme canoniale analysé par Laurent Ripart, qui en distingue quatre étapes. Les premières années du XIe siècle ouvrirent une première phase qui se caractérisa, d'une part, par la résiliation en 1000-1001 de l'abbatiat laïque des rois rodolphiens et, d'autre part, par la concession d'un très important diplôme de restitution au chapitre donné en 1018 par le roi Rodolphe III. Visant à émanciper, au moins en partie, l'abbaye de la tutelle royale, ces mesures s'inscrivaient dans le cadre général de la réforme des chapitres canoniaux, particulièrement vive dans la Bourgogne rodolphienne de la fin du Xe siècle, en raison principalement de l'influence ottonienne. Cette première réforme eut toutefois une conséquence sans doute inattendue, puisqu'elle permit à l'évêque de Sion, première puissance locale de la région, d'obtenir l'abbatiat de Saint-Maurice après la disparition en 1032 de la dynastie rodolphienne. Ainsi, furent remis en cause tous les efforts que l'abbaye avait déployés aux VIIe et VIIIe siècles pour assurer son exemption de l'ordinaire.
Une deuxième phase, vers le milieu du XIe siècle, se concrétisa par le très important privilège pontifical donné en 1050, sur l'initiative conjointe de Léon IX et d'Henri III, afin de rétablir par une longue série de privilèges pontificaux, les anciennes libertés données à Agaune. Cette réforme visait à restaurer l'exemption de l'abbaye sous protection impériale, au sein de la Reichskirche salienne. Elle fut d'ailleurs suivie par l'élection à l'abbatiat de l'évêque de Lausanne, Burchard d'Oltingen, proche de la cour impériale.
La querelle des investitures fut le cadre de la troisième phase de réforme. L'abbaye de Saint-Maurice fut particulièrement touchée par les conséquences du conflit entre Grégoire VII et Henri IV, puisque Rodolphe de Rheinfelden parvint à s'emparer de l'abbaye vers 1076, avant d'être chassé par les ancêtres des comtes de Savoie qui accaparèrent l'abbatiat. Dans ce contexte de nouvelle sécularisation, une partie du chapitre d'Agaune quitta l'abbaye pour mener à Abondance une vie régulière, selon les principes de la règle de Saint-Augustin.
La dernière phase fut impulsée par l'introduction en 1128 de la règle de Saint-Augustin et la résiliation de l'abbatiat laïque du comte Amédée III de Maurienne-Savoie (1103-1147). Après une longue phase de cohabitation plus ou moins conflictuelle entre chanoines « séculiers » et « réguliers », la règle augustinienne s'imposa avec l'arrivée de chanoines venus d'Abondance qui introduisirent en partie les coutumes de leur communauté. Cette phase de cohabitation est illustrée de façon anecdotique par le récit de la Translation de sainte Monique, d'Ostie à Arrouaise en 1161-1162 (BHL 6001) que Benoît-Michel Tock a analysé. Le chanoine d'Arrouaise expliqua qu'en faisant la route avec l'abbé d'Agaune, ils furent à deux doigts de se noyer ensemble dans un naufrage que l'abbé attribua à la colère de Monique d'avoir été volée ; elle les sauva finalement. Or, l'abbé ne chercha curieusement pas à obtenir une partie des reliques !

 

OBJETS DU CULTE, OBJETS EMBLÉMATIQUES, REPRÉSENTATIONS

Eucher de Lyon mentionnait déjà pour l'abbaye de Saint-Maurice des présents d'or et d'argent « en l'honneur et pour le service des saints ». Largement dotée d'objets de trésor - statues, reliquaires, châsses et objets liturgiques -, elle reçut des œuvres exceptionnelles, qui furent les accroches de la mémoire pour des liens réels ou légendaires avec de grands personnages liés à son histoire. Le vase en sardonyx du premier siècle avant Jésus Christ, « onques faict par mains d'omme terrien », fut attribué à la générosité de Martin qui aurait ramené des ampoules pleines du sang des martyrs prélevé sur le lieu de leur exécution. Cette attribution remontait au XIIe siècle quand le renouveau spirituel amena une recomposition mémorielle qui imposa des donateurs prestigieux aux principales pièces du trésor. Il en fut de même pour l'aiguière « de Charlemagne », empereur considéré comme le bienfaiteur du monastère et roi au cours du règne duquel le culte se développa. Le culte de Maurice est ainsi le mobile habituel de la générosité qui préside à la constitution du Trésor. Pierre Alain Mariaux s'est interrogé sur la nature de ces objets et a montré que plusieurs des pièces maîtresses formaient système et étaient mises en relation par des éléments de décor - les baguettes d'émaux - utilisés dans la châsse des enfants de saint Sigismond, qui date des XIIe-XIIIe siècles. L'abbé Nantelme réorganisa le trésor, éleva le corps de Maurice, fut partisan de la distribution des reliques pour assurer le rayonnement de l'établissement et laissa en 1225 son nom à une châsse dont le décor mit en parallèle la vie du Christ aux scènes de la Passion des Thébains et ou s'opposent les attitudes des rois : Maximien porte sa couronne, tandis que Sigismond offre la sienne. Il s'agit donc en effet de bien autre chose que d'une simple collection d'orfèvrerie, c'est le souvenir d'un hommage rendu par l'art au culte des martyrs et à l'histoire repensée de l'abbaye.

L'analyse des témoignages iconographiques du saint par Esther Dehoux a montré que le légionnaire portait toujours des attributs, manifestations de son pouvoir de commandement signes de son autorité et de son droit à manier les armes. Manteau, fibule et lance avec étendard résultaient d'une délégation de pouvoir et impliquaient le service. Le martyre fut la conséquence d'une insubordination née de la contradiction entre les ordres reçus et les exigences divines et de la préférence pour ces dernières. Le Thébain incarnait un modèle de sainteté militaire marqué par l'obéissance au souverain, le service du prince étant sanctifiant voire sanctifié. L'image de Maurice participait donc de la définition de la fonction royale et du bon gouvernement. Cette conclusion impose de nouvelles questions : celle du rapport du culte de Maurice avec la « mutation féodale », celle du sens à donner au choix de la représentation du martyre en insistant sur les raisons de celui-ci au moment où le pouvoir royal s'affirmait, celle de l'idéologie qui sous-tendait cette dévotion puisque Maurice fut un exemple pour les guerriers. Son culte permit, en effet, de rappeler qu'ils avaient vocation à obéir au souverain mais aussi à exhorter celui-ci à gouverner en se conformant à la volonté divine.
La notion de guerre juste est au cœur de ces problématiques comme l'a déjà montré Philippe Bruggisser par sa relecture du manuscrit le plus ancien de la fin du VIe siècle. Dans la conception romaine, la guerre était juste à condition d'être dirigée contre un ennemi extérieur des «nations barbares». De même pour Eucher, une guerre ne pouvait en aucun cas être juste si elle se tournait contre des chrétiens, dont elle versait le sang. Dans sa Passio sanctorum Thebeorum, Sigebert de Gembloux exalta vers 1070, une sainteté de guerriers chrétiens combattant légitimement pour l'empereur. Son choix de la version de la Passion anonyme comme texte de référence gomma le refus d'obéissance des Thébains au profit de l'exaltation de la fidélité au souverain et à Dieu –donc dans l'empire au souverain choisi pas Dieu. Ainsi, Sigebert opta pour le texte où les légionnaires venus mater les Bagaudes sous l'ordre de l'empereur, refusèrent de sacrifier aux dieux païens avant le combat. Leur martyre en découla : les antinomies entre christianisme, guerre et pouvoir furent minimisées. Les Thébains exprimèrent leur fidélité et leur loyauté envers l'empereur, et s'ils enfreignirent ses ordres, ce fut uniquement parce qu'ils étaient contraires à la Loi divine.
La représentation du saint évolua et fut en outre diverse selon les pays, les modèles et les mécènes. Elle refléta des préoccupations politiques, militaires, pastorales et sociales. Ainsi, comme l'a montré Gude Suckale-Redlefsen, l'iconographie le figure volontiers dans l'Empire dès le XIIIe siècle sous les traits d'un chevalier noir, un des rares de l'hagiographie en liaison avec la politique orientale de Frédéric II.

Cathédrale de Magdebourg, saint Maurice (XIIIe s.)
Cliché Nicole Brocard

 

A l'image de plusieurs autres grandes figures du sanctoral, Maurice se vit prêter des armoiries. Laurent Hablot montre qu'elles permettaient au prince ou au chevalier un rattachement, un apparentement au saint. Ce dernier se voyait attribuer différentes armoiries avec trois principales formules : une croix cantonnée de fleurs de lis, une escarboucle et une croix tréflée dite « de saint Maurice ». Ce partage héraldique était un moyen de se placer sous la protection du saint. Les modalités de cet échange et l'histoire même de Maurice d'Agaune prolongeaient cette pratique dans un discours politique construit dans le cadre de la construction d'états souverains. A son rôle de protecteur, saint Maurice ajouta celui de serviteur et de membre du lignage. A la fin du Moyen Age, ce modèle princier fut imité par de plus modestes lignages.

 

DIFFUSION

Vienne, qui domine une vaste province ecclésiastique, se situait dans une région très romanisée et anciennement christianisée qu'occupèrent d'abord les Burgondes (vers 462) puis les Francs (après 534). Le groupe épiscopal primitif de la cité étudié par Nathanaël Nimmegeers, est assez bien documenté. Il comprend, outre un baptistère restauré par Avit et une église probablement dédiée à la Vierge, une cathédrale placée sous le vocable des Macchabées. Saint Maurice demeura inconnu jusqu'au début du VIIIe siècle, sans doute quand l'évêque Eoalde (700-726) se rendit à l'abbaye d'Agaune, pour obtenir des reliques du martyr. Il les fit déposer dans un édifice voûté, sans doute distinct de la cathédrale et construit pour la circonstance. Les actes de la pratique indiquent que cette dernière, conserva son vocable primitif, des Macchabées, associé à Saint-Maurice, jusqu'à une date très avancée. Le patronage du martyr thébain dont le culte se développa certes sous l'impulsion de l'évêque Vilicaire (735-760 environ) semble d'autant moins établi que celui du Sauveur apparut à la fin du IXe siècle, durant l'épiscopat d'Adon (860-875). Après la courte, mais très mauricienne, parenthèse bosonide (879-887), la concurrence de cette nouvelle dédicace devint de plus en plus vive. Particulièrement marquée entre 950 et 1050 environ, elle ne conduisit toutefois jamais à la disparition du vocable mauricien, qui finit par s'imposer totalement au début du XIIe siècle.

En Bourgogne ducale, le culte mauricien, fut étroitement associé au développement du monachisme. Alain Rauwel note qu'il n'est quasiment aucun fonds ecclésiastique du duché qui ne renvoyait à la popularité de Maurice chez ceux qui se revendiquaient de l'héritage de Sigismond. Le duché, bien que coupé des terres impériales où persista l'idée royale bourguignonne, construisit en partie son identité comme conservatoire des anciennes traditions burgondes, la force ou la faiblesse de la présence de Maurice étant un signe de « longue mémoire » politique et religieuse. L'évêque de Langres Grégoire (c. 535) fonda Saint-Bénigne de Dijon sous le vocable di saint et son inscription dans la mémoire dijonnaise est prouvée dans le trésor des reliques de Saint-Etienne de Dijon, sa grande rivale. Un autre trésor de reliques, celui de Sens, atteste de relations suivies : l'abbé Willicaire d'Agaune devint archevêque de Sens en 769. Quatre authentiques conservées au Trésor de la cathédrale renvoient à des reliques (perdues) de Maurice et sont antérieures au Xe siècle. Agaune détenait par ailleurs un prieuré à Semur, dont les mentions sont néanmoins tardives. Il est délicat de déterminer la genèse du semis de paroisses dédiées au martyr d'Agaune, surtout des plus anciennes, attestées dès le IXe-Xe siècle. Pour la période féodale, le goût des châtelains pour saint Maurice entraine le choix du vocable pour les chapelles castrales, souvent d'ailleurs en association avec un autre saint dont saint Jean-Baptiste.

En ce qui concerne les régions rhénanes, Anne Wagner rappelle que les traces de la vénération des martyrs à Cologne remontent à l'existence d'un martyrium du IVe siècle, lequel fut associé au culte de saint Géréon, patron d'un monastère attesté en 866. A la fin du Xe siècle, sa légende fut fondue en un récit qui rapprocha Cologne, Bonn, Xanten, lesquelles vouaient un culte aux Thébains. Annon II (1056-1075), qui ramena en 1064 des reliques de Maurice depuis Agaune, engagea de grands travaux à Saint-Géréon. Les reliques du saint furent exhumées en 1121 par saint Norbert et l'abbé Raoul de Saint-Trond relata cette invention. A Xanten, sur la nécropole antique, une memoria du IVe siècle fut remaniée à plusieurs reprises, notamment par l'évêque Ebergisel qui inventa le corps de Mallosus. De même à Bonn, la collégiale fut construite en bordure de la nécropole antique. Il y eut de grands travaux au XIe siècle. L'archevêque Rainald de Dassel procéda en 1166, à l'élévation des corps de Cassius et Florent.

Cologne, sarcophage de saint Géréon
Cliché François Heber-Suffrin

 

Dans le diocèse de Liège, Philippe George a trouvé plusieurs attestations du culte. Vers 940, Guibert fonda à Gembloux une abbaye saint Pierre et saint Exupère, qui possédait des reliques. Nous avons vu que vers 1070, Sigebert de Gembloux écrivit une Passio sanctorum Thebeorum exprimant leur fidélité et leur loyauté envers l'empereur. Guibert de Gembloux (†1213) composa deux hymnes à la gloire de la Légion thébaine et incita Philippe de Cologne (†1191) à correspondre avec le chapitre de Saint-Martin de Tours à propos de la tradition selon laquelle Martin avait ramené des ampoules du sang des Thébains. Un autel Saint-Maurice fut consacré dans la crypte de Stavelot en 1046. En 1143, l'abbé Thierry de Waulsort procéda à la translation des reliques des saints Candide et Victor, mal valorisées dans une chapelle délabrée. Sous le règne d'Otton III, un moine Jean de Saint-Laurent de Liège, malade, eut une vision de Maurice qui lui reprochait de négliger son office.
Pour saisir la portée « politique » du développement du culte à Trèves, laquelle ne voulait pas être en reste, il faut rappeler cette promotion du culte des Thébains dans le diocèse de Cologne. Au milieu du XIe siècle, quelques clercs de Trèves découvrirent deux textes hagiographiques leur indiquant que la métropole mosellane avait été, vers la fin du IIIe siècle, le théâtre d'un massacre de chrétiens que le préfet romain Rictiovare aurait commis dans leur ville. Ecrite entre 600 et 800, la Passion des martyrs d'Amiens, Fuscien, Victoric et Gentien (BHL 3224, 3226), mentionne, dans une phrase, le passage du persécuteur à Trèves. Klaus Krönert montre que cette tradition fut reprise au début du XIe siècle dans la Vita tertia d'Hidulfe de Moyenmoutier. A la fin du même siècle, l'auteur de la Vie de l'évêque Agritius de Trèves écrivit que Rictiovare massacra des soldats de la légion thébaine, réfugiés là et suggéra plusieurs endroits de conservation des reliques ; en 1072, les chanoines de Saint-Paulin « découvrirent » dans la crypte les tombes de ces martyrs.

Bruville (Lorraine), saint Maurice
Cliché Inventaire Nancy.

 

En 634, le diacre Adalgisel-Grimo donna à Verdun diverses possessions, dont Saint-Maurice de Tholey, qui rayonna notamment en direction de Beaulieu en Argonne, fondée au VIIe siècle par Rouin. La Vie de ce dernier écrite vers 1020 par l'ami du prieur Pandulf d'Agaune, Richard de Saint-Vanne, insiste sur ses liens avec Agaune, dont il reçut des reliques de l'abbé. Plusieurs églises dédiées aux Thébains s'élevaient dans le diocèse de Verdun, dont Saint-Victor dans la cité, près du port - il en fut de même à Metz. On compte vingt-cinq églises Saint-Maurice dans ce dernier diocèse, liées pour la plupart au patronage de Tholey, ou parfois aux abbayes qui possédaient des reliques du saint - Saint-Arnoul, Sainte-Glossinde, dont l'abbesse donna aux Templiers lors de leur installation à Metz, une chapelle dédiée à Maurice. Le chef du saint se trouvait aux Augustins en 1493. Boson, parent de l'abbé d'Agaune (830-864), fut abbé laïc de Gorze. Au Xe siècle, l'hagiographie gorzienne racontait la tentative de vol des reliques de Gorgon par les moines d'Agaune.

Cathédrale de Metz, martyre des Thébains et légende de la Croix
Cliché Anne Wagner

Au début du XIIIe siècle, le martyre de la Légion Thébaine fut sculpté à la cathédrale de Metz et l'iconographie de ses cinq panneaux - combat, défaite, martyre, reliques flottant sur le Rhône et découvertes par l'évêque - s'inspire de traditions viennoises. Ce choix d'une iconographie mauricienne peut être considéré comme une manifestation de la loyauté envers l'Empire de l'évêque Conrad de Scharfenberg (†1224), également évêque de Spire, chargé de l'administration du comté de Bourgogne et chancelier impérial. Dans le diocèse de Toul, ouvert aux influences bourguignonnes, les églises Saint-Maurice étaient en lien avec les grandes abbayes, notamment Saint-Evre.

En étudiant le trésor des reliques de Magdebourg réuni par les Ottoniens, Paul Bertrand met en évidence la forte proportion de saints italiens, saints proches des premiers temps de la Chrétienté et dont la réputation de sainteté est plus grande que celle des autres saints. Ceux non-italiens intégrés au trésor sont pour la plupart lotharingiens et on peut y lire une volonté d'assimilation. Les Messins y sont vénérés grâce à Thierry de Metz, soutien actif d'Otton I. Otton souffre d'une boulimie de reliques, dont il confie l'élévation et la translation à un ecclésiastique, suppôt de la Reichskirche. Il cherche à faire sienne leur Virtus (surtout celle des saints militaires). Ceci renforce la croyance en sa mission divine et la confiance du peuple envers le roi qui mène à la victoire avec l'aide des saints protecteurs. En outre, la translation des reliques illustre la translatio du siège de l'Empire d'Aix à Magdebourg renforçant l'importance matérielle et spirituelle du lieu. Y sont attirés pèlerins et marchands qui contribuent au basculement politique et spirituel de l'empire, vers l'Est, avec comme épicentre Magdebourg qui attire des reliques et s'auto-justifie. L'importance du culte de la Légion Thébaine à Magdebourg se vérifie à partir de plusieurs translations de reliques de Mauritius : en 937 au plus tard, en 960, en 1004. Mauritius est vénéré comme le chef de la Légion Thébaine, Iltrône au dessus d'un groupe de saints militaires, protecteurs de l'Empire, preuve d'une dévotion pour un groupe de saints.

Plusieurs églises Saint-Maurice furent dédiées dans l'Empire, par des évêques qui recherchaient la cohésion autour du souverain. Ainsi, l'abbaye Saint Maurice de Reepsholt fut fondée vers 983 par l'archevêque d'Hambourg-Brême Adaldag, chancelier d'Otton I, qui accompagna le souverain en Italie d'où il ramena des reliques. La fondation de Saint-Maurice d'Augsbourg, en 1019, fut liée au frère d'Henri II, l'évêque Bruno (1006-1029), tour à tour fidèle et révolté. Bruno, chancelier puis évêque d'Augsbourg, réforma le clergé, établit des bénédictins à Sainte-Afre, fit construire une collégiale en l'honneur de Maurice dont l'évêque Ulrich (+973) avait rapporté des reliques. Conrad II le nomma précepteur du futur Henri III. Bruno fut enterré à Saint-Maurice. Gothard fut chanoine puis abbé de Niederaltaich, abbaye fondée en 741 par le duc Odilon de Bavière sous le patronage de Maurice. Gothard, choisi par Henri en 1022 comme évêque d'Hildesheim, construisit trente églises, dont la collégiale Saint-Maurice, où il fut enseveli en 1038. Frédéric, ancien chanoine de Magdeburg, nommé en 1064 évêque de Münster, y fonda Saint-Maurice vers 1074. Il signa la destitution de Grégoire VII en 1076, d'où sa suspension qui fut abrogée, bien qu'il restât partisan du roi. Son successeur termina l'église où Frédéric fut inhumé. Saint-Maurice de Minden, dont les premiers moines vinrent de Saint-Jean de Magdebourg, fut édifié par Bruno, chapelain de Conrad II, évêque en 1036. Mort en 1055, il y est enterré. Conrad évêque de Constance de 934 à 975, fit bâtir trois églises à Constance, Saint-Paul, Saint-Laurent et Saint-Jean, à l'imitation de Rome. Proche d'Otton I, il visita à trois reprises Jérusalem et souvent Rome. Il fonda l'hôpital de Kreuzlingen, pour lequel il donna une relique de la Croix. Il construisit la rotonde Saint-Maurice en 940, imitation de l'Anastasis et où se trouvait un saint Sépulcre. L'église Saint-Maurice de Spire fut au XIe siècle la principale paroisse de la ville. Magdebourg avait été aussi fondée pour évangéliser les Slaves, et Wichman, archevêque en 1152, commanditaire des portes en bronze (actuellement à Novgorod) fonda à Halle une collégiale Saint-Maurice.

Les reliques de saint Maurice et son culte ont été largement répandus dans les pays ligériens depuis Grégoire de Tours, et peut-être saint Martin. Ce dernier aurait ramené d'Agaune des ampoules à demi-pleines du sang du martyr. On les trouvait au XIIe siècle à Tours, Candes et Angers, où la cathédrale fut dédiée à Maurice et où les manuscrits attestent de sa place au cœur d'une tradition se réclamant de saint Martin. Guy Jarousseau montre néanmoins que le moment clef de la dévotion de Maurice à Angers fut l'épiscopat d'Eusèbe-Bruno qui ramena d'Agaune les restes du saint Thébain Innocent. Cet évêque - lié à la Bourgogne – fut chanoine d'Autun et accompagna Hugues de Salins lors de son ambassade en Aquitaine. Lors des croisades, la cathédrale reçut des reliques de saint Maurice d'Apamée, vite assimilées au martyr d'Agaune. La mémoire en fut ensuite illustrée sporadiquement; ainsi au XV e siècle avec le roi René.
A l'origine, l'église métropolitaine de Tours (Saint-Gatien), fut dédiée à saint Maurice. Le décor des vitraux supérieurs de son abside centrale, conçus v. 1265, accordaient une large place aux saints guerriers, parmi lesquels Maurice : rien d'étonnant, puisque Louis IX, ainsi que l'indique Claude Andrault-Schmitt, paya le luminaire de l'autel du martyr d'Agaune avant même son premier départ pour la croisade, puis augmenta après son retour les reliques du lieu. Cette circonstance, liée à un phénomène d'identification et à une idéologie politique royale, semble paradoxale : l'archevêque et ses chanoines cherchaient déjà à substituer à ce culte celui d'un évangélisateur légendaire, Gatien. Saint Louis manifesta aussi son intérêt pour Maurice en fondant, en 1262, fonda le prieuré Saint-Maurice de Senlis. Notons que l'intérêt pour un saint bourguignon apparut au moment où le roi intervenait de plus en plus dans les limites de l'ancien royaume de Bourgogne. Le prieuré fut confié à des chanoines « de l'ordre et de l'abit de Saint Morice en Bourgoigne » ; il bénéficia jusqu'à sa disparition au XVIIe siècle des bonnes grâces des rois, sans néanmoins connaître un grand développement. Si le témoignage de Guillaume de Saint-Pathus évoque la fondation, Xavier Helary constate que les autres chroniqueurs ne la mentionnent pas. Une documentation pratique importante en permettent un approche précise (le chartrier, un cartulaire du XIVe siècle, quelques actes conservés à Agaune). Senlis était une vieille cité royale et pouvait paraître une « cité sainte », tant les établissements liés aux Capétiens étaient nombreux : la cathédrale Notre-Dame, la collégiale Saint-Rieul (reconstruite par Robert le Pieux), la collégiale Saint-Frambourg (fondée par la reine Adélaïde), le monastère Saint-Vincent (fondé par Anne de Kiev), l'abbaye féminine Saint-Remi, l'Hôtel-Dieu fondé par Louis VII. Aux alentours, se trouvaient trois établissements : l'abbaye de la Victoire, fondée par Philippe Auguste après Bouvines, l'abbaye de Châalis, le prieuré de Saint-Christophe en Halatte. Une trop grande concentration d'établissements a-t-elle joué contre l'extension du nouveau prieuré ? Pour saint Louis, la chevalerie était liée à la religion chrétienne et le culte d'un saint martyr africain sous tendait d'autant plus son projet de croisade que lui-même avait vécu un martyre en Egypte. Louis IX obtint de l'abbé Girold d'Agaune des reliques des saints, lesquelles furent portées en procession par le roi et les grands du Royaume et en retour, il offrit à l'abbaye une épine de la Couronne du Christ. La dévotion ardente du roi à la Passion s'accompagna toujours d'une grande sollicitude envers les pauperes Christi. A Senlis, il prévit, outre la célébration de messes pour son salut et celui des siens, la distribution d'aumônes aux déshérités. C'est aussi ce que montre Nicole Brocard en étudiant la fondation d'un hôpital Saint-Maurice à Bracon par Otton IV, comte de Bourgogne, et son épouse Mahaut d'Artois. L'institution voulue par lui se caractérisait par une adhésion au culte des saints militaires – les légionnaires thébains -, par l'attrait de l'Outremer ainsi que par la largesse envers les pauvres, pour lesquels il fallait se montrer «piteable», à l'exemple de sainte Elisabeth et de saint Louis canonisé depuis peu ; la fondation de Senlis inspira peut-être celle de Bracon. Le souvenir des croisades de saint Louis, la dramatique chute de Saint-Jean-d'Acre en 1291 causa en effet un profond ébranlement dans la Chrétienté et suscita un élan de foi. Sous Philippe le Bel et Clément V l'idée de la croisade devint une véritable priorité. Si Philippe le Long, confronté aux désordres de la Croisade des Pastoureaux, ne put rien entreprendre, son frère Charles IV le Bel se croisa dès 1313. La fondation hospitalière participait-t-elle d'une démarche pénitentielle préalable à la croisade ? « Prendre la croix » n'était pas qu'un simple rite : cela impliquait l'adoption d'un style de vie pieux qui, avant de conduire éventuellement au combat pour la foi, se traduisait par des exigences accrues dans le domaine moral et religieux.
Cet intérêt royal et princier concernait aussi l'aristocratie comme le montre l'étude anthroponymique de Christian Lauranson-Rosaz. Entre autres « marqueurs identitaires », les noms constituent la noblesse d'une famille, son « antiquité ». Pour traiter des liens entre culture et mentalités aristocratiques entre culte des saints et dévotions, le lignage des Montboissier est révélateur. Connu dès avant l'an Mil comme l'un des principaux lignages aristocratiques d'Auvergne, les Montboissier portaient de manière presque continue et exclusive le nom de Maurice. Or, l'un des principaux titres de gloire de la famille fut sa fondation de l'abbaye piémontaise de Saint-Michel-de-la-Cluse, au débouché du col du Mont-Cenis, voie de passage majeure entre la Gaule et l'Italie. Les routes des pérégrinations « michaéliennes » des Montboissier ayant croisé celles de la diffusion du culte de Maurice, on peut raisonnablement penser que l'adoption de ce nom chez eux, comme sa permanence, sont dues à une motivation « cultuelle », renforcée consciemment par des liens de la famille avec les Alpes − la Cluse − et par le souvenir d'illustres personnages des hautes époques.

 

PERMANENCES

Le constat de Laurent Auberson - sur le territoire de la Suisse actuelle - porte sur l'invocation faite à Maurice et à ses compagnons dans le cadre du service étranger (capitulé), en vue de légitimer le pouvoir royal /impérial mais aussi communal. La charge identitaire dont les saints étaient porteurs explique que leur souvenir passa victorieusement le cap de la Réforme et que plusieurs lieux passés au protestantisme leur conservèrent une dévotion, comme Ours et Victor à Soleure. La présence d'une communauté chrétienne est concevable ; un monument commémoratif du Ve siècle a été retrouvé sous l'église Saint-Pierre. Une Passio du VIIe siècle évoque la translation des ossements de Victor à Genève, reliques que l'impératrice Adélaïde vénéra en 999. Le traité de Mersen (870) mentionnait un couvent de saint Ours à Soleure. Une seconde Passio au Xe siècle, s'inspira de celle de Félix et Regula. Dès le XIe siècle, de nombreuses reliques furent distribuées et la découverte en 1473 d'autres martyrs thébains à Soleure conféra un nouvel élan au culte, la ville rivalisant avec Berne, qui vénérait les Dix Mille Martyrs. En 1519, le cercueil de saint Ours fut découvert. Le plus ancien témoignage sur Félix et sa sœur Regula patrons de Zurich est une Passio du VIIIe siècle par Florentius. D'autres légendes s'y greffèrent; au XIII e siècle, la plus importante introduisit Exuperantius, le troisième patron de la ville. La vénération remontait sans doute à la découverte d'une tombe extraordinaire autour de laquelle le Grossmünster de Zurich s'éleva au IXe siècle. Le Fraumünster (874) et la Wasserkirche (1000) furent aussi édifiés en l'honneur des saints. Leurs effigies figurent dès le XIII e siècle sur les monnaies zurichoises ainsi que sur les sceaux des deux chapitres et du Conseil. Lorsque la Réforme abolit en 1524 le culte des saints et que les trésors des églises furent confisqués, les reliques furent transportées à Andermatt, où leurs têtes sont toujours conservées. A Zürich cependant, malgré la prédication de Zwingli, l'identité de la communauté urbaine et des saints persista. C'est ce qui incite Beat Näf à documenter ces cultes dans le cadre de la mise en valeur de la mémoire urbaine par des podcasts.
http://www.hist.uzh.ch/lehre/altegeschichte/naef/forschung/projektkulturwege/felixregula.html

Corinne Marchal se demande comment le culte rendu à Maurice a su s'adapter en Franche-Comté aux mutations spirituelles de la modernité dans un diocèse très marqué par la Contre-Réforme. Dans une symbolique transformée et actualisée par le clergé, saint Maurice incarnait la soumission à Dieu, non plus seulement par son rejet du culte païen, mais par le refus de l'hérésie protestante. Dans un siècle de piété christocentrique, la théologie catholique assimila également le martyre du légionnaire à la Passion du Sauveur. Ayant donné cette signification nouvelle au culte du martyr suisse, le clergé paroissial valorisa ses reliques dans les églises placées sous son vocable, honora le saint lors de sa fête patronale ou à l'occasion des grandes cérémonies chrétiennes et inspira ses représentations et celles de sa légende sur les tableaux des retables. En dépit de cette sollicitude cléricale, le culte ne fut guère attesté chez les laïcs.
Cette iconographie (peinture, sculpture, peinture monumentale, vitrail, tissu et orfèvrerie) est étudiée par Liliane Hamelin sur une fourchette chronologique qui s'étend de 1547 - date portée sur la statue équestre de saint Maurice de l'église Saint-Maurice à Cressia (Jura) - à 1930 date inscrite sur une des verrières de l'église Saint-Maurice de Corre (Haute-Saône). Ce corpus a mis en évidence deux types de représentations : saint Maurice représenté en chevalier médiéval ou en combattant du XVIe siècle, ou vêtu de l'armure romaine portant une épée, une lance à pennon et un bouclier. Il est généralement debout comme à l'église Saint-Maurice d'Aroz (Haute-Saône), statue en bois polychrome du XVIIIe siècle. Le plus souvent, le saint est représenté seul, même si son corpus compte quelques scènes du martyre avec ses compagnons. Le tableau de l'église Saint-Maurice d'Ouhans, inséré dans le retable du maître-autel du XVIIIe siècle, représente Maurice au premier plan debout, recevant d'un angelot, une couronne de laurier. La scène du martyre de la légion est visible au second plan. Cette scène eut un certain succès si on en croit les nombreuses copies que l'on retrouve dans d'autres maîtres-autels.

 

Salins (Jura) Eglise Saint-Maurice
Cliché Yves Jeannin

 

En se basant sur une enquête anthropologique menée en 2000 et 2004 dans les Alpes occidentales françaises et italiennes sur les saints de la Légion thébaine, Cyril Isnart pose l'hypothèse de la spécificité hagiographique de leur culte et montre qu'un Thébain est plus facilement reconnu comme « compatriote » et « ancêtre » qu'un abbé ou un moine. Il souligne que la valence à la localité des saints de la Légion est fondée sur des données narratives, rituelles ou iconographiques. A travers l'exemple de la Légion thébaine, l'auteur montre ce qui légitime la valeur locale d'un saint et ce que la sainteté locale implique pour les acteurs du culte en termes de négociations, de bricolages et de contraintes dans la catholicité. Si les Thébains sont presque tous des saints refusés par l'hagiographie positiviste, il demeure que leur profonde empreinte dans les paysages religieux et culturels de l'Europe incite à ne pas arrêter le questionnement au problème de l'historicité du martyr mais à interroger l'apparition et la persistance du culte. Les récits, les images et les dévotions qui concernent les Thébains sont diffusées à une large échelle - diffusion accompagnée d'un processus de singularisation du modèle de sainteté légionnaire par la multiplication de petits saints thébains à l'influence géographique très limitée. En cela, ils diffèrent des saints universels qui ne portent pas avec eux un principe d'individuation et de localisation explicite. En revanche les multiples déclinaisons de la Vierge, qui se manifestent par l'attribution d'une épithète liée à un épisode de sa vie terrestre, à un usage ecclésiastique ou à un lieu, peuvent facilement être comparées avec les saints thébains régnant sur une petite région. C'est aussi sur cet espace piémontais particulièrement ouvert à des cultes délocalisés de la Légion thébaine que s'intéresse Antonio Antonioletti Boratto. Il a entrepris la recherche de sources hagiographiques pour les saints dits thébains dans le Piémont, la Vallée d'Aoste, la Ligurie et la Lombardie et a analysé les cycles de fresques qui décorent l'église de San Fiorenzo, près de Bastia Mondovì. Le Piémont, la Ligurie, la Vallée d'Aoste sont touchés par l'activité des évêques de Milan et des hommes venus du Nord tels que Jules et Colomban. Les saints représentés sont associés à la Légion Thébaine, ce qu'il voit comme une conséquence des modalités de l'évangélisation du Nord-Ouest : Le souvenir du massacre d'Agaune a été facilité par la présence de nombreux cols fréquentés et la légende rapporte que quelques membres de la Légion échappèrent vers les Alpes et les plaines voisines. Mais le zèle des compilateurs a multiplié le nombre de saints thébains dépourvus de tradition hagiographique et vénérés dans des localités particulières. Chiaffredo, Fiorenzo, Porcio et bien d'autres ne trouvent aucun culte hors des limites de la paroisse dont ils sont patrons.

 

Nicole BROCARD et Anne WAGNER
Maitres de Conférences
Université de Franche-Comté