TABLE RONDE 1er et 2 juin 2007

BESANÇON

Autour de saint Maurice :
Politique, société et construction identitaire.

 

Anne WAGNER :

La diffusion du culte de Maurice en Lorraine (diocèses de Toul, Metz et Verdun) 

 

Diffusion précoce du culte de Maurice en Lorraine. Depuis la conquête de la Burgondie par les Francs en 534, ces régions ont des liens étroits. Childebert II hérite des états de Gontran, à sa mort en 596 son royaume est partagé entre Théodebert II qui obtient l'Austrasie et Thierry II la Bourgogne augmentée du sud du diocèse de Toul, le Saintois. En 924, la Lotharingie est intégrée à l'Empire.

   

I Diocèse de Verdun
Les églises Saint-Maurice se trouvent sur des voies de communications : cours d'eau ou routes (ex Doncourt aux templiers (c. Fresne en Woevre arr. Verdun) sur la chaussée austrasienne qui relie Verdun à Pont-à-Mousson. Première mention en 793). Sur des lieux dont l'occupation est souvent attestée dès l'époque gallo romaine (ex. Récourt-le-Creux). L'exemple le plus significatif est Saint-Victor de Verdun à la sortie de la voie romaine à l'ouest de Verdun, sur la Meuse, où on a retrouvé des sarcophages du VIIe siècle. Voie de passage dans la vallée de la Meuse, Verdun avait une position commerciale importante 1. Bertaire, au début du Xe siècle, mentionne une affaire antérieure d'un siècle, mettant en cause des Bracenses negotiatores soumisà l'Eglise de Verdun et que l'évêque Aus­tranne ramène à l'obéissance 2. Ces marchands sont installés entre les bras de la Meuse, le Brachieul, où se trouvait le port. L'importance de la cité aux temps ottoniens suscite un regain écono­mique, l'essor de la ville étant le plus important de tout l'empire. Les Verdunois se trouvent sur les routes d'un commerce vers l'est et les pays slaves, vers le nord, la Basse-Meuse et la Flandre, vers le sud, l'Italie et l'Espagne. La grande affaire était le trafic d'esclaves à longue distance pour lequel des sources italiennes et musulmanes fournissent des renseignements que les Verdunois voulaient peut-être dissimuler (urbs sclavorum/clavorum). Liutprand de Crémone dit que les marchands de Verdun achetaient des prisonniers de guerre slaves et les revendaient en Espagne musulmane après les avoir transformés en eunuques. Au Xe siècle, Richer de Reims atteste l'existence, en contrebas de la ville, d'un quartier de marchands entouré de fortifications, cet enclos des marchands (negotiatorum claustrum) était entouré de murs, à la façon d'une citadelle (muro instar oppidi extructum), et relié à la ville par deux ponts. On reconnaît un de ces ports fluviaux qui se multiplient du VIe au Xe siècle, certains créés ex nihilo, d'autres accolés à une cité, comme à Rouen, Cologne, Mayence, Vérone (portus for­tifié en 967), Ratisbonne (pagus mercatorum au IXe siècle). Ce portus verdunois entouré de murs, reflets de son importance, en 986 Godefroid le Barbu reprend le castrum aux Français, en s'emparant de cette forteresse où il trouve des vivres et des fabricants d'armes. L'église est attestée au cartulaire de Saint-Paul en 984 (Collation abbé de Saint-Paul). Les reliques furent reconnues en 1513, 1618 et 1676. Hugues de Flavigny en parle lors de la mort de l'abbé Raoul, qui s'était disputé avec l'évêque au moment de la Querelle des Investitures et était mort à Flavigny. Son corps est ramené en bateau sur la Meuse, les Verdunois l'acceuillent à l'église Saint-Visctor hors les murs, le corps est mené en procession dans la ville. Cet ensemble sera inclus dans l'enceinte au XIVe siècle.

 

Abbayes lièes à saint Maurice
Saint-Maurice de Tholey 3. Le diacre de Verdun Adalgisel-Grimo 4 apparenté à plusieurs grandes familles, possédait des biens près de Trèves, Maastricht, Longuyon et Montmédy. Dans son testament de 634, Verdun reçoit Tholey, où Adalgisel possède un château et a fondé une église desservie par des clercs de Trèves. Vers 1200: Reliquaire mineur ... De cerebro sancti Exu­perii martyris, socii sancti Mauritii 5 ... Reliquaire principal ... Brachium sancti Maurycii .. Ces reliques sont hierarchisées: Christ, Vierge, les Apôtres, les martyrs (Maurice), les confesseurs (Martin de Tours), les évêques de Verdun. Maurice est le patron d'églises appartenant à Tholey dès l'epoque carolingienne : Omersheim, Obergailbach, Lixingen, Rubenheim, Erfweiler, Gehnkirchen, Rodendorf, Bistroff près de grostenquin, Essenheim, Freilaubersheim, Bommenkirchen, St Médard (avec Médard).
Beaulieu. Vers 642, Rouin se fixa dans la solitude de la forêt d'Argonne rassembla des disciples qui fondèrent Valosge construite en l'honneur du Sauveur, de saint Maurice et de ses compagnons et suivait peut-être la règle d'Agaune (en particulier la laus perennis) ce qui en ferait la pointe la plus avancée à l'ouest de l'influence de ce monastère. Sa Vie 6 fut écrite par Richard de Saint-Vanne qui réforma Beaulieu vers 1020. Rouin va à Rome obtenir l'approbation du pape pour sa fondation, passe par Saint-Maurice d'Agaune, s'ouvre à l'abbé de son désir d'obtenir des reliques, lui donne une somme d'argent conséquente et part avec un bras du saint. Les reliques renforcent la sainteté du lieu, il lui faut justifier de la présence à Beaulieu d’une relique de Maurice, sans la relier à Tholey, mais directement à Agaune. Le récit du vol authentifie la relique mais la date est passée sous silence, comme le nom de l'abbé d'Agaune concerné. La liste des reliques mentionne un os du bras de saint Maurice, recouvert de deux enveloppes de soie blanche et verte; relique précieuse que les traditions et les monuments historiques de l'abbaye de Beaulieu attestent avoir été apportée du monastère d'Agaune, par saint Rouin, revenant de Rome 7. Les reliques sauvent Beaulieu des Hongrois 8. Hildeburge déposa sur la châsse de saint Rouin la charte par laquelle elle offrait son alleu de Jandeures et sa dot à Beaulieu, Walfride et Vautier portaient sur leurs épaules les reliques de Maurice et de Rouin.
L'abbé Richard de Saint-Vanne (†1046) était l'ami de Pandulf d'Agaune 9, il est indirectement lié à la fondation de l'abbaye Saint-Maur où on trouve un autel Saint-Maurice dans la crypte avec les tombes des religieuses.

 

II Metz
On trouve vingt cinq églises Saint-Maurice dans le diocèse 10 essentiellement au nord est, zone d'influence de Tholey.
A Gorze, il y a une chapelle et l'église Saint-Maurice de Charey est à la collation de l'abbé Gorze. L'abbé d'Agaune est présent lors du concile d'Attigny sous Chrodegang. Boson parent de l'abbé Hubert d'Agaune (830-864) fut abbé laïc de Gorze. La tentative de vol des reliques de s Gorgon par les moines d'Agaune est relatée dans les Miracles de S.Gorgon ainsi que dans la Vie de Chrodegang, contemporaine du texte précedent (voir annexes).
Saint-Arnoul de Metz De terra super quam decollatus est sanctus Mauritius. Sainte-Glossinde Particulam s Mauritii, Particulam ex legionae s Mauritii. Chef de saint Maurice aux Augustins en 1493 (Aubrion p.327) encore signalé lors de la venue de Louis XIV en 1657. Saint-Avold Diverses reliques de s Maurice et de ses compagnons martyrs. Justemont (c.vitry sur orne). Des chanoines s'installèrent près de Metz, puis en 1120 à Buris et vers 1124, grâce à une donation d'Euphémie de Watronville/Beuvange, sœur de l’évêque de Verdun sur la colline de Justement qui domine la vallée de l’Orne. en 1150 on réserva Justemont aux allemands et Buris qui prit le nom de Sainte-Croix de Metz, aux Français. Hugo I, c.945-60 Praecipue et notabilis reliquiae s. Mauritii in hac ecclesia colitur et sub istius sancti nomini altare erectum, frequenti populorum honoratur concursu.

 

III Toul
Le diocèse vaste et pauvre est comme poreux très ouvert aux influences alsaciennes a l'est champenoises à l'ouest et bourguignonnes au sud. Les limites d'un diocèse sont marquées par des cultes spécifiques. Les églises sont surtout situés au sud du diocèse
Epinal. Au VIIe siècle, Metz se vit attribuer un territoire dans la haute vallée de la Moselle. Au Xe siècle, les menaces bourguignonnes atteignaient le sud de la Lorraine. Epinal est le lieu de contacts entre Lorrains et Bourguignons et fut choisi pour fixer la limite à la progression des gens du sud ; une fortification fut établie à mi-pente, au-dessus d’une place destinée à accueillir un marché. Un transfert des reliques de l’évêque Goéry y eut lieu le 17 juillet 974. Des chanoines furent établis dans une église dédiée à saint Maurice. Adalbéron mit des religieuses, comme à Neumünster en Sarre. Ce fut le point de départ d’une ville et d’une abbaye de dames nobles. La Vie d'Adalbéron raconte que des bourguignons atteints du mal des ardents viennent chercher la guérison à Epinal : c'est bien un lieu frontière.
A Toul, l’évêque Evre se fait enterrer dans l'église Saint-Maurice qu'il a fondée. Au milieu du VIe siècle, une communauté de clercs est attestée autour de son tombeau, Saint-Evre aurait suivi la règle d'Agaune à la fin du VIe siècle. Autel des martyrs thébains. Plusieurs paroisses dépendant de Saint-Evre sont dédiée à Maurice, l'abbaye a des reliques.
De même on trouve des noyeaux d'églises saint-maurice autour de divers pôles monastiques:
Senones, fondée en 640 par Gondelbert, dans la vallée du Rabodeau. En 661, Childéric, roi d'Austrasie, reconnaît la souveraineté du monastère sur ce territoire jusqu'à l'avènement de Angelram, évêque de Metz, archichapelain de Charlemagne devenu abbé de Senones. Réforme de Gorze au Xe siècle. Antoine de Pavie, abbé en 1092, d'origine lombarde 11 a fait profession à Saint-Arnoul a été prieur de Lay-Saint-Christophe 12.
Saint-Dié 13 fondé, vers 669 14, sur la colline dominant le confluent de la Meurthe et du Rabodeau, au lieudit les Jointures (juncturas), lieu d'un marché gallo-romain (?) qu'il nomma Val de Galilée. Une charte de l'"archevêque" Numerien conservée dans une copie du Xe siècle dit qu'un évêque Dié a construit un monastère en l'honneur de la Vierge Marie, des apôtres Pierre et Paul et de leurs compagnons, des saints Maurice, Exupère et Candide et de leurs compagnons, des saints Euchaire, Materne et Maximin, et qu'il a élévé des basiliques sur une propriété obtenue du fisc. La Vie de Dié fut commandée vers 1049 par Waldrad, prévot du chapitre de Saint-Dié. Trois visions ont révélé à l'auteur de quoi rédiger une Vie du saint. Dié et Hidulfe instaurent une rencontre annuelle entre leurs communautés et une confraternité de prières. Dié confie son troupeau à Hidulfe. L'hagiographe a pour but de sceller la confraternité entre le chapitre et le monastère de Moyenmoutier, en relatant l'amitié des pères fondateurs. Saint-Dié est un chapitre séculier après l'échec de la réforme d'Adalbert vers 970. la rédaction de cette Vie contemporaine de la Vita tertia Hildulfi a accompagné une tentative de réforme initiée par Léon IX. Saint-Maurice était à l’emplacement actuel de la “petite église”, du cloître et de la cathédrale.
A Moyenmoutier, on découvrit le corps de Boniface, considéré comme un saint de la légion thébaine (BHL 1417d, voir annexe) 15.
Remiremont. Amé, issu de l’aristocratie grenobloise demeure trente ans à Saint-Maurice d’Agaune, puis suit Eustasius de Luxeuil, qui le charge d’une mission d’évangélisation en Austrasie, où il convertit Romaric à la vie monastique. Il fonde Habendum et y instaure la laus perennis. Les fondateurs transfèrent l’établissement sur la montagne voisine ; Amé se ménage un abri au creux d’un rocher et rejoint la communauté le dimanche ; il accomplit de nombreux miracles, le récit donne le portrait d’un moine qui a connu vies solitaire et communautaire. Amé agonise près d'un an. Sa mort marque le début de la prospérité du monastère, bénéficiaire de la générosité royale et de donations. La laus perennis semble être passé en Lorraine depuis Agaune, peut-être par Luxeuil, où il aurait été introduit par Amé. Mais rien dans nos textes ne permet d’établir cette filiation, ni d’affirmer qu'elle était pratiquée aux débuts du monastère.
Montier-en-Der. Vers 662/75 Berchaire reçoit l'autorisation de construire une basilica dédiée à saint Martin, pour laquelle Childéric II lui donne une forêt. Il construit une cellula Saint-Maurice à côté de Puteolus, au lieu-dit Monasteriolum, avec l'espoir d'y développer une abbaye. Puis Berchaire trouve, à deux milliaria de là, un endroit plus à sa convenance 16. Le privilège fait référence à Saint-Maurice d'Agaune, Lérins, Luxeuil, Saint­-Marcel de Chalon-sur-Saône, et des monastères orientaux. Une origine neustrienne ou bourguignonne de Berchaire n'est pas à exclure, il eut l'appui de Léger d'Autun et du maire du palais Wulfoald, aristocrate austrasien dont la famille était possessionnée aux confins de l'Austrasie et de la Bourgogne, et dont deux membres sont évêques de Toul : Leuduin-Bodo († 679) et Garibald (...706...), fils de Wulfoald. Les Gesta episcoporum Tullensium tardives rappellent que Garibald obtint de Childebert III (695-711), pour l'église de Toul, la petite abbaye de Montier-en-Der, retrouvant ainsi l'influence que son père avait sur l'établissement.
Poussay (c. Mirecourt arr. Neufchateau). Berthold, évêque de Toul (996-1019) décide, en 1018, d’implanter à Portus Suavis un monastère de bénédictines. Hermann, son successeur poursuit la construction, à sa mort en 1026, Brunon, le futur Léon IX termine l'ecclesia Sancti Mauritii, le 15 mai 1026, il consacre l'abbaye, après y avoir transféré les restes de sainte Menne, ermite au IVe.
L'influence mauricienne, précoce, est donc forte dans ce diocèse limitrophe.

 

 

 

1 A. Girardot (dir.), Histoire de Verdun, éditions Serpenoise, 1997, p.21.

2 cujus industria Bracenses negotiatores isti Ecclesiae redacti sunt.

3 W. HAUBRICHS, Die Tholeyer Abtlisten des Mittelalters. Philologische, onomastische und chronologische untersuchungen, Saarbrücken, 1986.

4. W.LEVISON, "Das Testament des Diakons Adalgisel-Grimo vom Jahre 634", Trierer Zeitschrift 7 (1932) p.69-85, H.M.HERMANN, "Das Testament des fränkischen Adlingen Adalgisel-Grimo", Studien und Mitteilungen zur Geschichte des Benediktiner Ordens und seiner Zweige, 96 (1985), p.260-275.

5 il y a un chef reliquaire d'Exupère à Agaune.

6 AASS Sept.V 508.

7 Roussel, Histoire ecclésiastique...p.245

8 Laurent de Liege: Anno quoque primo Bernuini praesulis crudelissima gens Hungrorum istud episcopium irrupit, omnia pene incendit, homines aut necavit aut abduxit. Refert Vita Sancti Basoli tunc eos divinitus fuisse repulsos a coenobio Belliloci, quod est in honore sancti Mauricii.

9 Hugues de Flavigny MGH SS VIII p.391, Nec. deerat familiaritati ejus Pandulfus Agaunensis, vir vita, moribus, religione, sanctitate celeberrimus, cum eum faceret commendabilem regi et optimatibus fama virtutis ejus. Il est chancelier mais aussi probablement le chef de la communauté d'Agaune, MGH D. Rodolfe III.

10 Dorveaux, Pouillés du diocese de Metz

11 Gesta Senonensis ecclesiae MGH SS XXV, p.282

12 Gesta Senonensis ecclesiae MGH SS XXV, p.282-283.

13 M.Goullet, "Les dossiers hagiographiques du diocèse de Toul" Sources Hagiographiques de la Gaule VI, L'hagiographie du haut Moyen Âge en Gaule du Nord : manuscrits, textes et centres de production,dir. M Heinzelmann, Thorbecke, Beihefte der Francia, 52, p. 11-89.

14 N.Gauthier, "Déodatus, fondateur de Saint-Dié", Les moines irlandais dans la lorraine medievale, éditions Serpenoise, 1999, p.127-136.

15 Voir K.Kronert.

16 A.Dierkens, "la fondation et le premier siècle des monastères du Der", dans Les moines du Der, 673-1790, Ed. P. Corbet, J. Lusse et G. Viard, Langres, 2000, p.27-44.

 

Anne Wagner

 

Annexes

 

Carte des églises Saint-Maurice de Verdun

 

 

 

 

Carte des églises Saint-Maurice de Toul

 

 

Miracles de S.Gorgon, MGH SS IV, §3 (trad. M. Goullet)
Alors que Gorgon était transporté par le saint évêque Chrodegang, il venait de traverser l’Italie, où le Seigneur l’avait glorifié de nombreux miracles, et où il avait aussi acquis de nombreux domaines et propriétés. Les populations qui lui avaient donné ces biens étaient attirées par sa renommée et le désir de le voir : aussi est-ce entouré d’une foule de fidèles qu’il arriva auprès de la communauté de Saint-Maurice. Comme cette dernière leur donnait l’hospitalité, des clercs, séduits par l’illustre renommée du martyr du Christ, qui s’était répandue partout à la ronde, vinrent clandestinement devant le reliquaire qui renfermait les précieux ossements, l’ouvrirent en en détachant très soigneusement le sceau, de façon qu’on ne puisse pas s’en apercevoir, volèrent le corps et remirent le sceau en place. Lorsqu’on se fut reposé, on partit sans remarquer le vol des reliques. Après un jour de route, aucun miracle ne s’était produit, et pas davantage le second ni le troisième. Voyant cela, archi-chapelain dit à ses compagnons : « Frères, qu’y a-t-il? Que se passe-t-il? Peut-être avons-nous offensé Dieu et notre saint patron, qui nous réjouissait sans cesse de ses heureux miracles. Examinons scrupuleusement nos consciences, confessons-nous les uns les autres humblement, pour le cas où nous aurions commis par négligence une faute qui nous prive des bienfaits habituels ». Ils scrutèrent donc leurs consciences mutuellement, sans trouver quelle faute aurait pu les souiller. Ils s’approchent alors du reliquaire, l’ouvrent sans avoir besoin d’en détacher le sceau, et découvrent le larcin dont ils sont victimes. En larmes, ils vont raconter à l’évêque ce qui s’est passé, et lui, gémissant profondément, va trouver tristement Pépin, le roi de cette époque, et porte aux oreilles de sa royale majesté les ennuis inattendus qui les accablent. Le roi leur dit : « A présent le froid de l’hiver empêche toute marche. Mais l’hiver terminé, prenez avec vous vos frères les évêques de Verdun, Toul et Trèves; allez à Saint-Maurice, en exigeant que vous soit restitué votre bien. S’ils vous méprisent, prenez saint Maurice et ses compagnons, et retournez chez vous en les rapportant triomphalement ». Il fut fait selon l’ordre du roi, et on revint à Saint-Maurice avec une troupe puissante. On annonce le décret royal, on demande avec insistance, on refuse avec violence. Alors le vénérable évêque leur fait cette harangue : « Puisque, non contents de nous avoir infligé des détours considérables dans notre route, vous méprisez encore les décrets de notre roi, j’aurai tôt fait d’exécuter les ordres qu’il m’a donnés ». Il se saisit aussitôt d’une hache, et avec ses compagnons se mit à briser le pavement de l’église, chose que les autres n’auraient jamais pensé le voir oser faire. A cette vue, ils se firent suppliants, lui demandèrent humblement un délai pour faire leur enquête. Le généreux évêque accéda bien volontiers à leur souhait, et donna l’ordre d’arrêter. Le matin même, ils rendirent le trésor qu’ils avaient volé, l’évêque le prit et quitta l’église dans la plus grande joie. A peine en eut-il franchi la porte, qu’un aveugle retrouva la vue.

 

Vie de Chrodegang, MGH SS X § 30. (trad. M. Goullet)
Précédés et suivis par l’immense bonté de Dieu, ils parcoururent donc leur chemin avec une telle rapidité qu’on les eût dits portés par le secours des saints martyrs, plutôt qu’ils ne portaient ces derniers. Ils traversent les massifs des Alpes, le Rhône, jadis sanctifié par les reliques des saints Thébains, et arrivent au monastère d’Agaune, lieu où repose très dignement le bienheureux Maurice avec ses collègues, et qui a donné à ces martyrs le nom de « martyrs d’Agaune ». Alors saint Chrodegang, qui espérait que la situation fût tranquille maintenant que l’on avait passé les Alpes, et qui croyait naviguer dans le port, confie son précieux trésor à la garde de l’archidiacre 17, afin de partir en éclaireur, et d’organiser dans toute la Gaule Belgique des cérémonies pour saluer dignement le passage des saints. Mais la nuit qui suivit son départ, ils se préparent à réparer à Agaune les fatigues du voyage, et placent sur le saint autel de saint Maurice les reliques conservées au prix de graves périls. Mais, ainsi que les événements le révélèrent, ils auraient mieux fait d’aller en pleine forêt trouver l’hospitalité dans les tanières des fauves, plutôt que de se découvrir, dans ce lieu à l’auguste réputation, des ennemis dont la cruauté, on peut le dire, surpassait non seulement celle des païens, mais celle des lions et des loups eux-mêmes.
Car, comme je l’ai raconté, les porteurs des saintes reliques se remettaient des fatigues du voyage, quand, au plus noir de la nuit, des clercs du monastère, des gens sans foi ni loi, s’apprêtent à mettre à exécution une ruse conçue durant le jour, car ils ne pouvaient passer outre l’Ecriture, qui affirme que tout malfaiteur hait la lumière 18. Ils s’approchent donc, et s’apprêtent à commettre le forfait qui eût causé le malheur définitif de toute la Gaule Belgique, si Dieu, qui est parfaitement bon, ne s’était, dans sa bonté, ô ville de Metz! révélé comme ton secours, ainsi qu’il l’avait décidé. Ils brisent les sceaux, ouvrent les reliquaires, sortent les reliques de leurs linges, et les misérables emportent le plus grand des martyrs qu’on transportait, ton puissant patron, ô monastère de Gorze! Ils volent tout le contenu du reliquaire et ces criminels se l’approprient criminellement, eux qui, eussent-ils été nourris par milliers dans la clôture de ce monastère, n’auraient pourtant pas suffi à servir ce saint dont ils s’étaient emparés. Ils referment ensuite le coffret contenant les corps saints et repartent, tout contents d’avoir volé ce grand trésor qu’était Gorgon. A l’extrême point du jour, les voyageurs se lèvent, entendent la messe, et recommandent leur personne et leur voyage à saint Maurice ; puis ils se préparent à partir, sans se douter de rien.
Tout au long du chemin, ils s’étonnent que les saints ne gratifient plus leurs porteurs d’aucun miracle. L’archidiacre dit à ses compagnons : « Mes frères, pourquoi cette journée s’est-elle écoulée sans que nos saints soient venus nous visiter, comme s’ils se désintéressaient de la peine que nous prenons? Confessons-nous mutuellement, pour le cas où la conscience de l’un d’entre nous souffrirait du remords de quelque faute, et prions pour nos saluts réciproques. Car il ne faut pas que la gloire des saints cesse de briller en raison de nos péchés, et que le peuple impatient soit empêché de voir les miracles des martyrs, pour la raison que nous nous serions mal comportés ; vous savez que la mort vaudrait mieux pour nous que la vie ». Mais en fouillant les secrets de leurs cœurs, ils découvrent certes des actes répréhensibles, mais aucune conscience ne s’accuse d’une faute passible de ce degré de colère et d’hostilité de la part des saints. Le chorévêque n’abandonna pas néanmoins, et sachant qu’il n’était pas étranger au fait que le lendemain soir les saints n’eussent encore accompli aucun miracle, il se mit à réfléchir au malheur qui les punissait, et commença à en entrevoir l’explication.
Confiant dans la pensée que Dieu accueille avec bienveillance les actes que l’on accomplit d’un cœur bienveillant, il s’approche du reliquaire, inspecte les reliques les une après les autres, et ne trouve pas celles de saint Gorgon. Il éclate en sanglots, se bat la poitrine des deux mains, et, criant et vociférant, il exhale du fond de son cœur des gémissements profonds. Il se voit soumis avec ses frères à une double cause de deuil et de souffrance : d’une part, le désespoir de ne jamais pouvoir retrouver les bonnes grâces de saint Chrodegang, leur seigneur ; d’autre part, l’indicible souffrance d’avoir été frauduleusement dépossédés de l’inestimable trésor qu’ils transportaient dans leur patrie pour le salut des siècles à venir : ils craignaient de ne pouvoir le reprendre, car ils pensaient - ainsi que cela se fit en réalité - que les agents de cette ruse sacrilège mettraient à la nier et la dissimuler par le parjure la même obstination qu’ils avaient mise à la perpétrer, et qu’ils oseraient revendiquer par la force la propriété de ce qu’ils détenaient dans leur monastère. Ils décident néanmoins d’affronter tous les dangers, de prendre tous les risques, fût-ce au péril de leur vie, et d’endurer toutes les épreuves qu’aient jamais endurées l’humanité et les êtres humains, pourvu que, une fois achevé ce que leur aurait imposé ce dur labeur, Dieu prenne pitié des siens et, dans sa bonté et sa puissance coutumières, leur restitue finalement ce qu’ils avaient perdu.
Ils rebroussent chemin, retournent à Agaune par la même route, et réclament humblement le corps du précieux martyr. Mais on leur répond par un tel concert de menaces et d’insultes, qu’ils n’en retirent que plus de souffrances encore. Et, incapables d’user de la force, se voyant frustrés du fruit d’un si long voyage et d’une telle peine, ils tendent leurs mains vers Dieu, et lui demandent que cela ne porte pas chance aux moines de Saint-Maurice ; puis ils retournent en hâte dans leur pays. Lorsqu’ils furent à proximité de leur ville, l’archidiacre dépêcha un de ses hommes pour annoncer la catastrophe à l’évêque. Lorsqu’il entendit cela, le prêtre du Seigneur souffrit au-delà de l’humain, mais il cacha sa peine et consola l’émissaire : il était sûr, lui disait-il, que le saint martyr manifesterait, pour empêcher que soient annihilés de tels efforts, la même miséricorde qu’il avait manifestée en laissant les mains de ses serviteurs l’arracher à son ancien séjour, pour lui faire franchir toute cette distance. Il accueillit avec une très grande vénération et une joie immense les corps des deux martyrs saint Nabor et saint Nazaire, et tous les gens des deux sexes et de tous les âges accoururent avec cierges et croix, et leurs voix s’élevèrent au ciel pour louer Dieu.

 

Livre des successeurs de saint Hydulphe, MGH SS IV p.86-92. Invention du martyr Boniface (trad. M.Parisse).
L'église de Notre-Dame et la chapelle voisine de Saint‑Martin, où se trouvait enseveli saint Boniface, étaient tombées en ruines. Ces lieux de prières étaient recouverts de gravats, sur lesquels hommes et bêtes passaient et repassaient. L'esprit du martyr ne supporta pas qu'on négligeât de la sorte ses restes, lui qui bénéficiait largement des honneurs célestes. Une nuit habillé en soldat et montrant un visage plein de dignité, il apparut en vision à un jeune moine, nommé Thifroid. Le moinillon était d'une famille modeste du pays ; de l'avis général, il promettait beaucoup. Le martyr jugea bon de s'adresser à lui en ces termes"je ne supporte absolument pas d'être écrasé par les gravats, d'être piétiné et foulé par les pas des hommes et souillé par les saletés des animaux. Dès que tu seras levé, dépêche‑toi d'aller dire à l'abbé que s'il veut assurer son salut, il s'occupe du repos de mon corps". Le frère demanda alors"Mon seigneur, comment dirai‑je qui tu es et où se trouve ta sépulture ?" Le martyr répondit ainsi"Sache que mon nom est Boniface, que j'ai appartenu à la glorieuse légion des martyrs thébains ; grâce à Dieu, on me réserve au ciel une gloire égale à celle de Maurice, mon camarade, comme il convient à deux hommes qui ont l'un et l'autre connu la peine, exercé le service des armes, encouragé les hésitants et conservé la foi jusqu'à la mort. Quelques années après notre mort, des hommes dévoués à Dieu m'ont en cachette séparé des corps de mes frères de combat, j'ai été transporté ici et. mis en terre dans l'oratoire de Saint‑Martin ; jusqu'aujourd'hui, mes os y sont restés cachés, à l'exception de la tête qui se trouve conservée parmi les corps de mes frères d'armes. Voilà, je t'ai raconté l'histoire de mes reliques, va‑t‑en maintenant sans retard expliquer cela à ton abbé". Aussitôt la vision du martyr s'effaça aux yeux du moine. Dès qu'il fut éveillé, ce dernier préféra attribuer cette révélation à un fantasme plutôt que de lui accorder quelque crédit et de faire appel alors à la miséricorde divine. Il remit à plus tard l'idée d'exécuter les ordres reçus, soit qu'il ait eu peur qu'on l'accuse de faire le malin et de raconter des histoires, soit qu'il ait craint d'exciter l'hostilité contre sa propre personne. C'est pourquoi il fut derechef l'objet d'une très vive réprimande de la part du martyr: "Pourquoi ne crains‑tu pas la sévérité de ma colère ? Tu m'obliges donc. à revenir auprès de toi ! Sache qu'avant de mourir tu subiras le châtiment de ta négligence et de ta désobéissance". Ayant ainsi terrifié le moinillon par ses menaces, il répéta tout ce qu'il avait dit la première fois et lui donna l'ordre d'informer l'abbé. Mais le frère ne dit rien, comme avant, et une troisième fois, le glorieux martyr lui rendit visite. Avec de très dures paroles, il stigmatisa sa folie, répéta ce qu'il avait raconté à sa première et à sa seconde apparition, puis ajouta tout d'un coup"Je vois bien que je ne pourrai pas transformer ton entêtement en obéissance, si quelque signe visible ne le fait pas faiblir. Sitôt levé pour les hymnes de nuit, va à l'autel situé à la tête de saint Hidulfe ; tu y trouveras une petite croix avec la crosse du saint évêque, cela éloignera le doute du fond de ton esprit. Toutefois, comme il sera plus tolérable pour toi de subir un supplice en ce monde que d'être livré pour toujours à la torture dans l'autre, apprends que tu connaîtras sur terre le châtiment de ta négligence. En effet tu as suffisamment de peines à subir pour ta vie trop chamelle, assez et même plus que cela. Combien tu en aurais davantage si l'on y ajoutait le crime d'une si grande désobéissance !" Terrifié par cette menace, le jeune homme sauta du lit et pour vérifier la véracité de l'ordre reçu, dès que la cloche eut donné le signal des vigiles nocturnes il entra dans l'église. Aussitôt qu'il eut vu de ses yeux le signe annoncé, il oublia toute hésitation et dans le matin encore sombre, fit venir l'abbé et ses frères. Il leur montra le signe sur l'autel et leur dévoila le contenu de la révélation. De là ils allèrent à l'emplacement de la tombe du martyr. En creusant ils découvrirent un beau reliquaire. Dès qu'ils l'ouvrirent les effluves d'un parfum suave emplirent les narines des assistants. Comme on leur avait dit, ils trouvèrent les restes du martyr, qu'ils enveloppèrent dans un linceul propre, puis ils enfermèrent le tout dans un coffre. Ils se hâtèrent ensuite de transporter le tout à Bégoncelle (Saint‑Blaise), parce que dans le monastère ruiné, il n'y avait aucun endroit convenable pour le conserver. L'incurie des successeurs aidant, le prieuré garda les saints ossements jusqu'à l'abbatiat de dom Lambert qui, en 1043, le vendredi 4 novembre, les rapporta à Moyenmoutier. Quant au frère qui, tant de fois averti, avait tardé à reconnaître une vision si claire, quelques années plus tard, alors qu'il se trouvait dans l'infirmerie, il fut pris d'un soudain accès de paralysie et se racornit à tel point que malgré lui il se mit à reculer jusqu'à tomber sur le seuil où, les vertèbres brisées, il rendit l'âme.

 

17 Dans la règle des chanoines, l'archidiacre et le princier sont deux dignitaires de l'Eglise de Metz et que l'évêque peut confier une partie de ses fonctions à un sous évêque que nous rencontrons plus bas, « Metz », DACL XI, c.829.

18 Iob. 3, 20.